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Justement à côté de la ville aux toits rouges, un cours d’eau tributaire, la Ripple, vient mêler à la Floss ses eaux rapides. La Ripple coule sous des saules rabougris que je me rappelle encore, et sous le pont de pierre je me rappelle aussi ces petites ondes noirâtres que plissait le vent, que moirait l’éclat du jour.

Mais voici Dorlcote-Mill, voici le moulin de Dorlcote. Je ferai halte sur le pont, afin de contempler à mon aise ce site rempli de souvenirs, encore qu’il soit bien tard et que les nuages menacent. Même en cette saison morte et dépouillée, on aime à regarder la vieille maison, bien tenue, ordonnée, proprette, comfortable. Elle a presque l’âge des ormes et des châtaigniers qui la défendent contre les vents du nord. Les eaux sont hautes à ce moment de l’année : elles envahissent les oseraies qu’on leur oppose comme une barrière, et submergent à demi la bordure de hautes herbes posée au-devant de l’habitation. Tandis que je contemple le plein courant, l’abondant et frais gazon, et sur les troncs massifs comme sur les plus frêles branches cette espèce de poudre d’un vert brillant que les mousses fines semblent y déposer comme pour atténuer la sécheresse momentanée de leurs maigres contours, je m’éprends de cette fraîcheur humide, j’envie les cygnes blancs qui, là-bas, parmi les osiers, plongent leur tête sous le flot noir.

La chute d’eau mugit ; les roues tournent à grand fracas, battant l’onde écumeuse. On est assourdi, on n’en rêve que mieux. Un rideau de bruit, — s’il est permis de parler ainsi, — s’étend entre le monde et vous. C’est le moment de songer aux choses passées. Le paysage vivant se repeuple de fantômes. Je revois, sur ce même pont, contemplant, comme moi, les roues du moulin qui jetaient autour d’elles une poudre de diamans, — je revois, dis-je, une belle et brune enfant, accompagnée d’un griffon blanc coiffé de brun. Jaloux peut-être de sa petite maîtresse si profondément absorbée par les mouvemens du bruyant mécanisme, il aboyait aux roues, sans pouvoir ni faire cesser- le tumulte, ni le dominer de ses hurlemens aigus…

Ce fut ainsi que m’apparut pour la première fois Maggie Tulliver. Je ne me doutais guère de ce qu’elle serait un jour pour moi, de ce que je serais pour elle, et des liens qu’un avenir encore lointain établirait entre nos deux destinées. Quels ils furent, je ne le dirai point. Ce n’est pas ma vie que je raconte. Ce que j’ai pu sentir ou souffrir n’intéresse que moi et ne mérite aucune mention, aucune attention particulière. En est-il de même de Maggie ? Si je le pensais, ce récit n’irait pas plus loin ; mais aucun de ceux qui l’ont connue et qui, — sous le nom d’emprunt que je lui donne, — viendraient à la deviner, ne me refuserait d’attester qu’elle n’a point passé en vain