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ici-bas. Dieu l’avait marquée d’une empreinte à part, et on pouvait croire qu’il la prédestinait à un rôle qu’elle n’a pu jouer ; pour ses mystérieux desseins, il prépare ainsi des instrumens de choix, des êtres d’élite, en plus grand nombre, dirait-on, qu’ils ne lui sont nécessaires. L’heure venue, ce grand ouvrier prend celui qui va le mieux à sa main puissante ; les autres, rejetés dans la poussière, y demeurent inutiles et perdus. Les hasards de la vie, les circonstances contraires, arrêtent leur essor. Seulement une vague auréole leur reste au front ; ils portent le signe sacré. Si petits qu’ils semblent à la foule stupide, ils arrêtent par leur grandeur cachée les regards de quiconque a le sentiment des choses d’en haut.


I

De sa distinction native, Maggie ne devait rien à ses parens. L’honnête propriétaire de Dorlcote-Mill, M. Tulliver, n’était qu’un meunier entendu, doublé d’un spéculateur fort insuffisant. Entêté, dominateur, processif, il croyait à son étoile, sinon à son génie, et se lançait étourdiment dans des difficultés au-dessus de la portée de son esprit. Une fois embourbé, il manquait d’expédiens, d’adresse, d’entregent : il ne savait que se raidir, et, définitivement vaincu, se plaindre de tout, hormis de lui-même. Sa femme ne pouvait lui prêter aucun secours. C’était la vraie ménagère anglaise, la femme d’intérieur, pourvue de toute sorte de bonnes recettes pour la confection des puddings ou la mise au net des lessives ; au-delà, n’ayant aucune idée, ne connaissant rien du monde, rien non plus de ce qui la touchait de plus près, et respectant la capacité de son mari, qui, parti d’assez bas, avait pu s’élever par degrés jusqu’à devenir l’époux « d’une Dodson. » Une Dodson était aux yeux de mistress Tulliver, — et cela seul pourra la classer dans l’esprit de bien des gens, — tout autre chose qu’une Simpson, une Gregson, une Jameson. Pourquoi ? Elle n’aurait pu le dire au juste ; mais elle n’en était pas moins convaincue de cette mystérieuse supériorité, et, en de certains momens, songeait avec regret qu’elle s’était mésalliée ! » M. Tulliver, fils de ses œuvres, n’était nullement reconnaissant de l’honneur qu’elle lui avait ainsi fait sans qu’il s’en doutât. Se croyant plus riche qu’il n’était et aussi plus certain de sa prospérité à venir, il avait épousé la cadette des misses Dodson, assez pauvrement dotée, d’abord parce qu’elle était jolie, ensuite parce qu’elle passait, et à bon droit, pour s’entendre aux soins intérieurs. Peut-être ne fut-il pas trop fâché de la trouver, pour le surplus, d’une nullité qui passait toute espérance. Il aimait à être maître chez lui et à ne pas conter ses affaires. La docilité, l’incuriosité absolues de sa femme