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auspices de Wakem menaçait de mal tourner pour M. Tulliver, et Maggie entendait chaque jour, non sans en être contristée au fond du cœur, les malédictions jetées à ce « méchant procureur, » à cet artisan de fraude et de discorde dont les biens mal acquis passeraient, chargés de l’anathème public, dans les mains de son « malheureux petit bossu de fils ! »

Le temps s’écoulait pourtant. Tom était un jeune beau fils de seize ans, et Maggie en avait quatorze bien comptés, quand, au milieu de leur insouciante jeunesse, ils furent surpris par un coup de tonnerre que ni l’un ni l’autre n’avait pu prévoir. M. Tulliver, qui était parti un matin de Dorlcote-Mill pour Saint-Ogg, fut trouvé dans l’après-midi étendu sans connaissance sur la grand’route ; son cheval paissait l’herbe des fossés à quelques pas de lui. Une lettre froissée était encore dans les mains crispées du cavalier évanoui.

Cette lettre était venue dissiper en une minute toutes les espérances que le pauvre meunier de Dorlcote s’obstinait à conserver depuis quelques mois malgré la perte de son fameux procès. Il avait compté, pour éviter une expropriation devenue très menaçante, sur le délai que ne pouvait manquer de lui accorder son principal créancier, dans le bon vouloir duquel il avait pleine confiance. Son attorney, chargé de faire à cet égard les ouvertures nécessaires, l’instruisait confidentiellement que ce créancier, gêné lui-même, avait dû, pour se procurer des fonds, aliéner le billet Tulliver, et que le détenteur actuel de ce billet était le terrible Wakem. Toute chance de salut était donc perdue. Entre une échéance de cinq cents livres sterling et l’inévitable sommation d’avoir à payer sur l’heure des frais de justice montant à un chiffre encore plus effrayant, l’infortuné meunier, qui depuis longtemps épuisait son crédit pour se soutenir à fleur d’eau, s’était vu tout à coup sans ressources. De là ce saisissement, qui l’avait comme foudroyé.

Quand, ramené chez lui, la connaissance lui revint, quelques paroles confuses erraient à peine sur ses lèvres : « La petite,.. disait-il, la petite !… » On devina qu’il désignait ainsi sa fille. Et Maggie, en ce moment critique, devint en effet la providence de cet intérieur désolé. Tandis que la pauvre mistress Tulliver employait vainement toute son intelligence à saisir le sens et la portée de la catastrophe domestique qui venait l’atteindre au milieu de ses armoires à linge si bien rangées et de sa vaisselle étincelante de propreté, son enfant veillait au chevet paternel, et quand il fallut aller prévenir Tom à Saint-Ogg des événemens qui devaient si profondément modifier ses idées d’avenir, ce fut encore Maggie qui accepta et remplit cette délicate mission.

Tom apprit d’abord sans sourciller la perte du fameux procès ; sa pénétration n’allait pas encore jusqu’à deviner ce qui pourrait résulter