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il ne se doutait pas. Son fils, pourvu d’un modeste emploi, pouvait se suffire ; mais les vingt shillings qu’il gagnait chaque semaine défrayaient à grand’peine ses dépenses. Restait à pourvoir la plaintive mistress Tulliver, que ses sœurs offraient de reprendre chez elles et de nourrir par charité. Maggie, désormais vouée au triste métier de governess, avait son éducation à parfaire. Or une seule voie était ouverte devant le chef de famille, un seul parti lui restait à prendre, dont n’auraient osé lui parler ni sa fille ni son fils. L’attorney Wakem, désormais propriétaire de Dorlcote-Mill, offrait d’y conserver comme directeur à gages l’ancien maître de l’usine, dont les revers de fortune n’infirmaient en rien la capacité industrielle. Mistress Tulliver ne voyait pas, elle, pourquoi cette proposition ne serait point acceptée : continuant à résider dans la maison, elle conserverait ses habitudes, elle aurait soin des mêmes meubles, vivrait sous le même toit, et s’apercevrait à peine du nouvel état de choses. Quant à l’orgueil froissé de son mari, elle en faisait bon marché. Déchu, malheureux, il lui inspirait peu de respect. Avoir épousé « une Dodson » et la laisser tomber dans la misère, c’était à ses yeux un crime à peu près irrémissible. Accablé de ses objurgations banales, comme dompté par les remords qu’elle s’efforçait obstinément d’éveiller en lui, le malheureux plia humblement la tête. Un banqueroutier, — c’est ainsi qu’il se désignait désormais, — n’avait qu’à subir son sort, quelque avilissant qu’il pût être.

— Faites de moi ce que vous voudrez, Bessy, dit-il enfin à sa femme… Je vous ai ruinée… Ce monde-ci est trop compliqué pour moi… Je ne suis qu’un pauvre insolvable, je n’ai le droit de me refuser à rien…

— Ma mère, interrompit Tom, vous avez eu tort de parler ainsi à mon père… Mon père, je ne suis ni de l’avis de ma mère ni de celui de mes oncles. Vous ne devriez pas vous assujettir à ce Wakem. Je gagne déjà quelque chose, moi, et quand vous serez mieux portant, vous trouverez aussi à vous occuper utilement.

— Assez, Tom, assez !… reprit le pauvre paralytique. Pour aujourd’hui, c’est tout ce que je puis supporter… Un bon baiser, Bessy, et gardons-nous de tout mauvais vouloir l’un pour l’autre… Ni l’un ni l’autre ne reverra sa jeunesse… Ce monde-ci est trop compliqué pour moi…

Quelques mois après, le brave homme avait repris la direction de son usine. Sur son maigre salaire était prélevée rigoureusement chaque semaine une petite somme destinée à ses créanciers. Tom, qui partageait à cet égard les scrupules paternels, ne touchait jamais son mois sans apporter sa quote-part au petit fonds d’amollissement, accumulé, shilling par shilling, dans une boîte de fer-blanc, Mistress Tulliver, animée par le souvenir de ce qu’elle devait au nom