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— Allez, allez, Bessy ! je savais d’avance qu’elle serait belle, et vous ne m’apprendrez rien à cet égard ; mais il est dommage qu’elle ne soit pas pétrie dans un limon plus grossier… C’est du bien perdu, tout cela… Où trouver pour elle maintenant un mari qui lui convienne ?

Par une belle soirée de juin, Maggie, travaillant auprès de sa fenêtre, vit entrer dans la cour de l’usine, monté comme à l’ordinaire sur son cheval noir, le nouveau propriétaire, M. Wakem. Cette fois il n’était pas seul. Philip accompagnait son père. Presque avant d’avoir pu reconnaître cet enfant devenu un jeune homme, Maggie dut répondre au salut qu’il lui adressait, et que surprit au passage le regard curieux de l’attorney. Cet incident n’émut en rien la jeune fille. Il lui rappela seulement l’espèce de pitié amicale, d’attendrissement affectueux qu’elle éprouvait naguère pour ce compagnon de jeux si frêle et si disgracié. Elle avait souvent songé à lui dans ses heures de solitude, en regrettant l’assiduité sédentaire et les utiles leçons qu’elle aurait pu obtenir d’un frère ainsi doué. À la vérité il devait être bien changé, car il avait passé, — elle le savait, — plusieurs années en pays étranger. Aussi s’étonnait-elle de retrouver, à bien peu de chose près, la même figure pâle aux linéamens délicats, les mêmes yeux gris et doux, les mêmes cheveux bruns disposés en boucles flottantes. Et volontiers touchée de la même commisération qu’autrefois, elle fût descendue pour lui tendre la main, si pareille démarche n’eût dû blesser et ses parens et son frère. Même, se rappelant qu’il aimait à regarder ses yeux, elle se leva presque de sa chaise pour s’assurer devant son miroir qu’ils n’avaient rien perdu de leur éclat ; mais elle réprima ce mouvement inconsidéré, et ne descendit que lorsque les deux cavaliers eurent repris, au grand trot de leurs montures, le chemin de Saint- Ogg.

Le but ordinaire de ses promenades était depuis quelque temps une espèce de vallon formé par les travaux abandonnés d’une ancienne carrière. Il y avait là d’épais buissons, quelques arbres, et même quelques lambeaux de prés, où de temps à autre un troupeau affamé venait tondre de près une herbe rare et menue. On appelait cet endroit les Fonds-Rouges (Red Deeps), et nulle part dans ce pays riche et peuplé on n’eût rencontré une plus morne solitude. C’est là surtout ce qui plaisait à Maggie. Le surlendemain du jour où elle avait revu Philip, elle se trouva tout à coup, au détour d’un sentier des Fonds-Rouges, en face de ce frêle adolescent, qui lui tendait une main amie. Son premier mouvement fut de prendre cette main, silencieusement offerte. Près de ce compagnon d’enfance, la jeune fille redevenait enfant : — Savez-vous, lui dit-elle avec un faible sourire, savez-vous que vous m’avez fait peur ?… Mais comment