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toujours un moyen d’échanger les idées qui lui sont familières, qu’il se verra entouré de figures connues, à la condition enfin que voyager sera tout simplement pour lui synonyme de changer de place ; mais l’isolement forcé, l’indifférence glaciale des visages inconnus, la contrainte à laquelle les mœurs, les usages étrangers soumettent le voyageur sont des épreuves plus fortes que son courage, et auxquelles il ne se résigne qu’à la dernière extrémité. Rien ne peut donner l’idée de l’angoisse qui opprime le cœur du Français dès qu’il a franchi les frontières de ce pays qu’il a si souvent raillé, et peut-être maudit, quand on n’a pas éprouvé soi-même cette sensation douloureuse. Les étrangers qui se moquent de nos étonnemens de badaud seraient eux-mêmes touchés de cette douleur, s’ils pouvaient sentir tout ce qu’elle a de poignant ; ils comprendraient pourquoi de tout temps les Français leur ont rendu plus de visites hostiles que de visites pacifiques. Si les Français n’ont jamais traversé le monde qu’en qualité de soldats, c’est peut-être parce qu’ils aiment à voyager en troupe et par un excès de pure sociabilité.

Cette sociabilité ne détourne pas seulement le Français du goût des voyages, elle l’empêche de profiter de l’instruction que lui offre le spectacle des mœurs étrangères, car elle étouffe en lui le sentiment de la personnalité. Le premier jour, tout le choquait et l’irritait ; au bout de deux mois, il est vaincu et conquis. Cette même sociabilité qui lui avait fait si amèrement regretter la routine chérie de ses habitudes se retourne contre ces habitudes elles-mêmes et contre les choses plus sacrées qui leur ont donné naissance, elle en efface le souvenir dans son esprit. D’abord il résistait à outrance, maintenant il cède avec entraînement. Sa facilité d’assimilation ne tarde pas à lui nuire autant que sa répugnance pour ce qui est étranger lui avait nui d’abord ; il court les bois et les savanes canadiennes avec les sauvages, il adopte les mœurs féroces des Africains, il est de tous les hommes celui qui fait le mieux la traite à la manière nègre, c’est-à-dire avec une naïve barbarie et une insouciante inhumanité. Nul homme en un mot ne répugne davantage à abdiquer sa personnalité, et nul pourtant ne l’abdique avec plus de facilité : mauvaises qualités pour bien voir les pays qu’on traverse et surprendre les secrets des peuples étrangers ! Pour bien voir, il faut se placer à égale distance du dédain et de la facilité communicative ; il faut se tenir en face des choses, sans se mêler trop intimement à elles. Aussi le type du voyageur moderne me semble-t-il être surtout l’Anglais, qui peut traverser le monde sans que rien l’étonné ni le trouble, qui sait maintenir sa personnalité en tous lieux, rester gentleman chez les sauvages, Anglais chez les peuples civilisés, chrétien parmi les musulmans, qui trouve fort simple qu’on soit Persan, mais qui ne