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consentirait pas à l’être une seule minute. Les choses posent devant lui pour son plaisir, son utilité, ou la satisfaction de sa curiosité, mais jamais il ne leur permet d’entamer son inaltérable égoïsme. Lui seul semble comprendre cette maxime : que le meilleur moyen d’ignorer ceux qu’on fréquente est de vivre de la même vie qu’eux, que partager les habitudes de nos semblables ne nous les fait pas connaître, mais ne nous apprend qu’à nous oublier nous-mêmes. Cette particularité du caractère national anglais se laisse admirablement saisir dans ce genre de littérature, essentiellement britannique, qu’on peut appeler la littérature des voyages, littérature un peu trouble, un peu confuse, mais pleine de richesses morales, de faits curieux et de documens précieux pour l’histoire de l’humanité.

Cette littérature manque à la France, et il est douteux, pour les raisons que nous avons données, que cette lacune soit jamais comblée. Je sais bien qu’il ne faut désespérer de rien, qu’à l’époque où nous vivons les peuples ont été tellement bouleversés que leur caractère national s’est modifié au point de devenir parfois méconnaissable, et que la France par exemple s’est étonnée plus d’une fois elle-même en se découvrant des facultés qui n’avaient jamais été les siennes. Grâce à nos révolutions, le Français voyage plus qu’autrefois, et surtout avec plus de facilité ; il est attaché au sol natal par moins de chères entraves et de liens aimés ; il s’éloigne avec moins de regrets. Cependant cette disposition n’est pas encore très commune, et il faudra bien des années pour que le Français devienne cosmopolite par les habitudes autant qu’il l’est par l’esprit. Comptez dans quelles classes d’hommes se recrute en France cette tribu d’oiseaux voyageurs qu’un hiver passé en Russie n’effraie pas plus qu’un hiver à Paris, et pour lesquels un été passé dans le Sahara est une diversion amusante. Vous ne trouverez pas les voyageurs français dans les classes actives et laborieuses, ni parmi les hommes qui exercent une profession pratique. Non, ce sont des hommes appartenant aux classes oisives ou aux professions qui réclament une demi-oisiveté, des artistes, des gens de lettres, des mondains, tous personnages très raffinés, qui voyagent sans autre but que voyager, et auxquels manquent par conséquent les occasions et les moyens de connaître les pays qu’ils traversent. Les voyageurs français ne voient en règle générale que ce que des oisifs et des artistes peuvent voir, des paysages, des monumens, des tableaux, des costumes, c’est-à-dire tous les spectacles extérieurs qui se laissent saisir sans effort, ou qui se laissent voir d’une fenêtre de wagon et d’une portière de chaise de poste. Si la rareté des voyageurs français explique la pauvreté de notre littérature de voyages, le caractère de nos voyageurs explique aussi le caractère