Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/898

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de cette littérature, qui est avant tout pittoresque, descriptive, et qui ne reproduit volontiers que des surfaces. De là aussi un certain égoïsme propre à cette littérature. Les préoccupations habituelles de l’artiste ou de l’oisif ne l’abandonnent jamais, en voyage pas plus qu’ailleurs. Ce qu’il désire avant tout, ce n’est pas tant de bien voir que de bien dire ce qu’il a vu. La question d’art et de succès se mêle à toutes ses pensées. Il se préoccupe d’être amusant, coloré, piquant, de faire œuvre d’artiste et de dilettante. Ce n’est pas le voyage qui pour lui est l’affaire importante, c’est le récit du voyageur. Il veut intéresser le lecteur à son talent avant de l’intéresser aux choses qu’il raconte. En dehors du plaisir littéraire qu’ils peuvent nous donner, nos livres modernes de voyages n’ont donc rien ou à peu près rien à nous offrir.

Il en est tout autrement des livres de voyages publiés en Angleterre. Les voyageurs anglais ne sont pas des artistes, encore moins des oisifs, l’oisiveté étant à peu près inconnue dans ce pays du travail ; ce sont des hommes attachés à des fonctions pratiques, ou à des professions matérielles qui excluent toute idée de dilettantisme : des commerçans que leurs intérêts appellent à Calcutta ou à New-York, des avocats qui vont passer leurs vacances au Canada, des militaires qui, pour se délasser des fatigues de la guerre des Indes, vont errer sur les rivages de la Mer-Noire. Leurs récits ne sont pas harmonieusement composés ; ils abondent en gaucheries, mais ils ont un mérite inappréciable, celui de la vérité. Comme ces voyageurs ne sont pas artistes, ils se mettent plus volontiers à la recherche de ce qui est humain que de ce qui est pittoresque, ils rachètent, par le vif sentiment de la réalité qui est propre à leur nation, la séduction littéraire qui leur manque. Ils sont beaucoup plus préoccupés de la nature morale que de la nature matérielle, et si leurs descriptions de paysages sont souvent confuses et maladroites, en revanche ils savent nous détailler les rouages du mécanisme moral de l’âme d’un brahmane, et nous montrer comment les idées fonctionnent dans la tête d’un sauvage. Entre la vérité dépourvue des ressources de l’art et l’art qui se contente d’une vérité superficielle, le choix n’est pas difficile. Ce n’est pas dans un récit de voyage que l’observation morale peut être sacrifiée à l’art.

L’alliance de la vérité et de l’art serait pourtant en ce genre de littérature la perfection même, mais il n’a été donné de l’atteindre qu’à de très rares élus. Quels exemples peut-on citer de cette heureuse alliance ? Pour ma part, je ne connais que deux récits de voyage qui me semblent réaliser cette perfection rêvée : les Lettres familières sur l’Italie du président De Brosses, et le charmant livre de M. Kinglake, Eothen, qui a conquis à l’auteur une célébrité moins bruyante,