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que ce sérieux ne nuisît chez lui à l’agrément. S’il est rêveur, tant mieux : il sera apte à saisir et à comprendre la beauté ; mais que sa rêverie soit toujours facile, légère, complaisante, qu’elle sache venir à propos et sortir à point, de manière à ne pas enchaîner la liberté de son esprit et à ne pas contrarier sa curiosité. Un peu de scepticisme sera le bienvenu dans ce bouquet varié de fleurs intellectuelles, car il corrigera la confiance trop crédule de l’admiration et préviendra les écarts auxquels l’imagination se laisse entraîner pour ainsi dire de parti-pris, mais il serait dangereux que ce scepticisme fût dominant, car il entraînerait fatalement à un parti-pris contraire, le parti-pris du dénigrement et de la négation systématique. Qu’il ait par-dessus toute chose le sentiment de la vie, afin qu’il puisse sentir et surprendre l’âme cachée des choses les plus diverses, mais qu’il évite avec soin de tomber dans le dilettantisme, ce pire de tous les défauts, dans lequel tombent si aisément les voyageurs ; qu’il n’ait, s’il est possible, aucune profession, et qu’il possède la culture d’esprit la plus libérale, afin de ne pas être exclusif dans ses observations ; enfin qu’il conserve sa personnalité tout en restant sympathique, qu’il partage les mœurs du peuple qu’il visite sans les adopter et les faire siennes. On voit que la nature d’esprit que nous réclamons pour notre voyageur idéal, si elle ne renferme aucun don exceptionnel, est cependant des plus rares. Bien peu d’hommes sont capables de remplir un tel programme, et nous devons nous tenir pour satisfaits lorsqu’il nous arrive de trouver que les principales des conditions qu’il impose ont été exécutées.

M. Eugène Fromentin n’a pas sans doute eu l’ambition de remplir toutes les conditions de ce programme ; cependant on dirait qu’il les a connues et qu’il a fait de son mieux pour s’y conformer, tant ses deux livres charmans unissent de dons contraires heureusement mélangés. Il est observateur minutieux, artiste toujours, philosophe quelquefois, sympathique au peuple parmi lequel il vit, tout en restant Français d’âme et d’esprit. Il se mêle au spectacle des choses sans se laisser dominer par lui, fait intervenir à point le souvenir du pays natal pour rompre la monotonie des descriptions de la nature africaine, et ferme les yeux pour rêver lorsque les rayons aveuglans du ciel de l’Algérie, trop obstinément braves, fatigueraient la vue et forceraient le lecteur à maudire la lumière. Il cherche l’homme sous le costume, et les secrets de la vie nationale derrière le panorama pittoresque des rues du vieil Alger ou des villages du Grand-Désert. Il est curieux de savoir autant pour le moins qu’il est avide de voir, et cependant il est peintre et non moraliste de profession, et il est allé en Afrique chercher des sujets de tableaux plutôt que poursuivre des études de mœurs comparées. Il aime à regarder lentement,