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et qui n’est souvent qu’un esclavage déguisé. Quand on parcourt l’intérieur de Luçon, le regard n’est pas attristé par le spectacle de l’homme transformé en bête de somme et péniblement courbé sur le sillon. Vous y chercheriez vainement ces combinaisons savantes que les Hollandais ont imaginées à Java pour exploiter les ressources du travail indigène. Le Tagal est libre et n’entend d’autre cloche que celle qui l’appelle à l’église. Sans doute on doit louer la modération de l’Espagne envers ses sujets asiatiques et la sollicitude du clergé pour le bonheur de ses fidèles : le tableau que présentent les Philippines est édifiant et touchant, il laisse dans l’esprit du touriste de gracieuses impressions, il procure aux yeux la satisfaction qu’inspire l’harmonieux ensemble d’un peuple heureux et d’une belle nature, et cependant quelque chose y manque : c’est le mouvement, c’est la vie. Nonchalamment étendu sur cette terre féconde, l’homme s’endort d’un sommeil qui n’est point le prix des saines fatigues ; l’indolence espagnole et la paresse tagale couvrent d’une teinte morne ce tableau où nulle part n’apparaît l’image du travail. Est-ce donc pour un tel usage que la Providence a donné à l’Indien une terre si riche et un soleil qui prodiguerait aux moindres efforts de la culture l’or de ses rayons ? Quel emploi l’Espagne a-t-elle fait de cette conquête, demeurée à peu près stérile entre ses mains ? — Voilà ce qui préoccupe à bon droit l’économiste, et ce qui lui gâte, en présence de ces splendides régions, le plaisir des yeux. Sir John Bowring cherche à s’en consoler en pensant que tant d’espaces sans culture sont en réserve pour combattre un jour les effets de la théorie de Malthus. Si dans les pays d’Europe la population tend à s’accroître au point d’excéder la puissance productive du sol, du moins reste-t-il encore sous les tropiques de vastes contrées où la race humaine peut trouver un refuge contre la marée montante de la misère. Ces plaines que la charrue n’a point labourées, ces forêts où n’a jamais pénétré la hache, ces fleuves et ces lacs dont les eaux exubérantes remontent stérilement vers le soleil sans avoir été jamais disciplinées au profit du sol, toutes ces richesses endormies sont là qui attendent le travail de l’homme et promettent aux déshérités du vieux monde une place au banquet de la vie !

Jusqu’ici les voyageurs qui ont décrit les Philippines ne se sont guère avisés de faire un retour sur Malthus ; la plupart ont raconté les mœurs tagales, les combats de coqs, les couvens de Manille, les presbytères de village, que parfois leur médisance ornait d’une population étrangère aux besoins du culte : récits plus ou moins pittoresques qui n’auraient plus aujourd’hui le mérite de la nouveauté. Sir John Bowring a étudié le pays à un point de vue différent. Gouverneur d’une colonie anglaise, il a pu, en quelques semaines de