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plus lourd que celui de Hasbâya ; mais le premier devoir d’un soldat, c’est d’obéir. »

Depuis les massacres qui avaient fait affluer tant de malheureux vers Damas, la population chrétienne de cette ville se sentait de plus en plus menacée. Les tragédies de Marach, d’Alep et de Djeddah étaient dans toutes les mémoires. Personne n’ignore à quelles extrémités peut se porter le fanatisme musulman sur la moindre excitation. Lors de la révolte des cipayes, peu s’en fallut qu’un massacre général des Européens et des chrétiens n’eût lieu en Syrie. Certains bruits, qui s’étaient répandus alors, donneront quelque idée de la façon curieuse dont la population turque apprécie ses rapports avec l’Europe. On disait que les musulmans indiens, avec une célérité digne des chevaliers de l’Arioste, avaient subitement passé la frontière britannique, saccagé la ville de Londres, chassé la reine et ses vizirs, qui, avec les débris de leur armée, s’étaient réfugiés à Constantinople, d’où la Russie sollicitait leur extradition. Le sultan hésitait à déférer aux vœux de la Russie en considération de l’empressement avec lequel la reine Victoria avait envoyé une armée et une flotte au secours de son suzerain lors de la guerre de Crimée, service que le prince des croyans avait d’ailleurs daigné reconnaître en exemptant pour trois ans l’Angleterre, ainsi que la France et la Sardaigne, du tribut annuel dû par tous les grands vassaux infidèles. Cette condescendance d’Abdul-Medjid était l’objet d’un blâme général. Les plus zélés déclaraient que le moment était venu d’exterminer tous les mécréans, à l’exemple de ce qui avait eu lieu dans l’Inde. On s’attendait à cet événement de jour en jour. Il était très peu sûr pour les chrétiens de se montrer hors de leurs quartiers, ou d’aller respirer l’air de la campagne ; le moindre incident, la moindre rixe entre un musulman et un raya aurait pu avoir immédiatement les conséquences les plus funestes. L’affaire de Djeddah arriva sur ces entrefaites, et l’impunité momentanée des auteurs de l’attentat vint augmenter à un tel point l’exaltation musulmane que c’en était fait des chrétiens de Damas, si la nouvelle du bombardement de Djeddah par les Anglais fût parvenue un jour plus tard. Cette nouvelle produisit un effet merveilleux : les musulmans déclarèrent que l’Angleterre était toute-puissante, qu’il n’y avait que l’Angleterre au monde, qu’eux-mêmes étaient Anglais, et leur fanatisme prit tout à coup les dehors de l’affection la plus fraternelle pour tous les chrétiens, de la politesse la plus obséquieuse envers tous les Européens et leurs domestiques.

Malheureusement l’Angleterre ne sut point conserver en Syrie l’ascendant que le tardif et incomplet châtiment de Djeddah avait suffi pour lui conquérir. Au lieu de se faire respecter en Orient, elle parut prendre à tâche de s’y faire assimiler à une puissance secondaire[1]. Les instructions qu’elle donnait à ses agens semblaient être de ne contrarier en rien le gouvernement turc. Il en résulta que les sujets anglais eux-mêmes furent exposés à des

  1. On remarquera que c’est un missionnaire protestant qui parle. Les sujets anglais, par suite de la politique assez molle du Foreign-Office, ont eux-mêmes plus que d’autres à souffrir de l’insolence turque, et sont beaucoup plus exaspérés que les Français depuis les derniers événemens.