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L’étranger que sa mauvaise étoile conduirait un dimanche sur la place d’Hennebon à l’heure où l’on sort de la grand’messe pourrait, rien qu’à la rareté des jeunes visages, deviner une anomalie dans le mode de recrutement de la population. Après avoir accompagné du regard quelques pâles victimes du célibat jusqu’aux rues étroites et désertes où elles disparaissent l’une après l’autre, il se poserait probablement cette lugubre question : « Pourquoi et pour qui ces femmes-là vivent-elles ? — Pour Dieu ! » eût-on répondu il y a deux ou trois siècles. Aux âges de foi, plusieurs d’entre ces femmes, aujourd’hui ennuyées inutiles et ridicules, eussent été adorées comme des saintes ; d’autres auraient gouverné de puissantes abbayes ; à presque toutes, la vie monastique eût assuré le repos de l’esprit, les mystiques extases de l’âme, les consolations du cœur, le respect, l’admiration de la plèbe laïque des fidèles. Il y a autant de distance entre la religieuse et la vieille fille qu’entre la martyre des premiers siècles affrontant, radieuse d’enthousiasme, la gueule des tigres, en plein soleil, devant une foule immense, et la morne condamnée des cours d’assises qui meurt au petit jour, dans un quartier perdu, entre quelques sergens de ville et la populace stupide des barrières. Les vieilles filles de nos jours, dira-t-on peut-être, peuvent aussi aisément que les vieilles filles d’autrefois se procurer les avantages de la vie monastique… Hélas ! non. La méditation des saints mystères n’a plus d’enivremens pour ces pauvres âmes en peine. Les hommes de notre époque n’ont plus de louanges pour le sacrifie des devoirs humains à l’exclusive préoccupation du salut. Dans l’ignorance des compensations ultérieures réservées sans doute aux générations déshéritées, comment n’être pas navré devant de pauvres créatures que les croyances anciennes n’exaltent plus, que les institutions du passé ont cessé de protéger, et aux yeux desquelles ; la lumière de l’avenir n’a pas encore brillé, pour lesquelles le monde présent n’a pas de place ?

Chose peu flatteuse pour la nature humaine, l’esprit de prosélytisme est mille fois plus ardent chez les malheureux que chez les privilégiés de la fortune. Les retraités et les vieilles filles furent enchantés le soir où ils apprirent que le lieutenant de vaisseau Tranchevent allait s’établir à Hennebon avec sa femme et ses deux filles : une maison était déjà louée pour eux rue de la Claverie. Le lieutenant Tranchevent devait être définitivement classé dans la catégorie des gens qui n’ont pas de chance. En 1814, Alexandre-Achille Tranchevent avait dix-huit ans et des aiguillettes d’aspirant de marine. Pour cause de velléités républicaines invétérées, son père, marin aussi, avait vu arriver la chute de l’empire avant d’avoir atteint le grade de contre-amiral. Par malheur pour ce brave