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homme, un patriotisme exalté, surtout sa haine de l’Anglais, firent de lui un bonapartiste forcené dès que l’empereur fut à l’île d’Elbe. Son zèle pour l’exilé se manifesta si hautement qu’on le nomma préfet maritime et sénateur pendant les cent-jours ; il obtint en outre le grade depuis longtemps mérité. Tout cela lui valut d’être renvoyé de la marine aussitôt après Waterloo ; son fils fut, bien entendu, enveloppé dans sa disgrâce. Alexandre-Achille rentra au service quelques années plus tard, mais comme il s’offrit toujours pour les campagnes les plus longues et les plus périlleuses, comme il ne passa jamais à Paris au retour, comme surtout il démontra souvent à ses supérieurs avec une conscience scrupuleuse et un savoir incontestable en quoi et comment ils se trompaient, les rapports adressés au ministre ne mentionnèrent jamais le nom d’Alexandre-Achille, qui, en 1845, n’était encore que le lieutenant Tranchevent. On parlait alors d’une promotion très nombreuse. Pour la première fois, après une longanimité de dix-sept années, la tête du lieutenant Tranchevent se monta. Il serait sans doute encore oublié, des blancs-becs allaient lui passer sur le corps ! Indigné d’avance de tant d’injustice, il écrivit au ministre un long factum, dans lequel, après l’énumération de ses services, il déclarait que si ses droits étaient plus longtemps méconnus, le soin de son honneur l’obligeait d’offrir sa démission. Il n’imaginait pas qu’on pût concevoir la pensée de le prendre au mot.

Au reçu de cette épître, le ministre biffa le nom de Tranchevent sur la liste des capitaines de frégate, où il venait de l’écrire. Le pauvre Tranchevent avait si peu inquiété l’ambition d’autrui, que sa mésaventure ne causa à ses anciens camarades qu’une satisfaction modérée. Quelques-uns regrettèrent même sincèrement de ne plus rencontrer dans tous les coins et recoins du port la figure tannée, ratatinée, mais sympathique en somme, de l’honnête lieutenant. Entre autres traits caractéristiques, Alexandre-Achille avait un nez long comme la trompe du tapir, mince comme une lame de rasoir et rouge comme une betterave. Ce nez, associé au nom significatif du brave lieutenant, avait égayé bien des carrés. Le bon sourire dont s’éclairaient les petits yeux verts de Tranchevent quand cet appendice original était mis pour la millième fois sur le tapis disait assez ce qu’il y avait de bienveillance dans sa nature. Cette indifférence personnelle n’empêchait point le lieutenant Tranchevent de se montrer intraitable, quand on n’admettait pas comme lui la prééminence de la beauté virile sur la beauté féminine. Il y avait peut-être une pointe de rancune inavouée dans cette énergique protestation contre les charmes du sexe faible, car bien peu de femmes s’étaient chargées d’éclairer ou de convertir le lieutenant. Tranchevent