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de Smyrne ! s’était dit Tranchevent avec un véritable enivrement d’orgueil la première fois qu’il avait conduit sa fille Hermine au bal. Le lieutenant avait un faible pour sa dernière enfant. Il se chargea de son instruction, lui apprit ce qu’il savait d’anglais et d’italien, et n’hésita jamais à donner pour professeur de chant à son Bengali, comme il appelait Hermine, les artistes parisiens de passage en Bretagne, les leçons de ces artistes coûtassent-elles vingt francs le cachet. Dans certaines grandes villes, des dépenses aussi peu en rapport avec la dot d’une jeune fille sont souvent une spéculation matrimoniale. À Lorient, à moins de circonstances absolument improbables, la ravissante beauté d’Hermine, sa supériorité intellectuelle, ses talens, équivalaient à une condamnation au célibat. Nul n’eût osé, même en pensée, exiger qu’une telle femme consacrât toute son énergie, toute sa puissance de volonté, à la solution du douloureux problème qui pèse dans les ports de mer sur la plupart des existences féminines : vivre et faire vivre mari, enfans, nourrices, avec dix-huit cents ou deux mille francs par an. Devant Hermine, les plus étourdis, les plus passionnés prenaient leurs précautions contre l’amour.

— Avec quel bonheur je l’épouserais, si j’avais seulement cinq mille francs de rente ! se disait chaque soir quelque pauvre garçon troublé par la beauté d’Hermine, ému jusqu’aux larmes par les accens magiques de sa voix. Qu’on n’aille pas croire pourtant que les jeunes officiers de marine sont des coureurs de dot. La facilité avec laquelle bon nombre d’entre eux épousent, dans n’importe quelle partie du monde, la première jeune fille venue qui se dit compromise par eux prouve assez la naïveté, le désintéressement des marins. Garantis contre la misère, et ne pouvant jamais, quelque effort qu’ils fassent, atteindre à la fortune, les marins sont peut-être les seuls hommes de notre époque qui se préoccupent médiocrement des questions financières. Ils dépensent le peu d’argent qu’ils gagnent sans aucun souci de l’augmenter. Ce ne sont pas non plus des roués que les officiers de marine. Bien qu’ils se permissent quelques plaisanteries sur le père d’Hermine, toute tentative pour nouer une intrigue d’amour avec la fille du vieux lieutenant leur eût semblé une action coupable. Tranchevent d’ailleurs surveillait soigneusement ses filles. — Il serait beau vraiment qu’on pût soupçonner une Tranchevent de faire la chasse aux maris, ou de se laisser conter fleurette par un garçon qui ne songe pas à l’épouser ! disait-il quelquefois en manière de viatique moral au moment de partir pour le bal avec sa famille. — A défaut d’un rigorisme exalté en matière d’honneur, l’enthousiasme immodéré du bon lieutenant pour le nom jadis sénatorial de Tranchevent eût suffi pour lui inspirer cette austère sortie.

Mme