Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/149

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assez grande pièce de terre bornée au midi par un ruisseau et séparée de la campagne par une haie vive ; sur la place du Marché, la salle à manger au rez-de-chaussée, la chambre de Mme Tranchevent, servant de salon, au premier, et la chambre de Caroline dans les mansardes ; sur le jardin, le cabinet de travail du lieutenant, la chambre d’Hermine et le fruitier. La vieille Jeannette couchait dans une sorte de niche sous la cage de l’escalier. L’unique fenêtre de la chambre d’Hermine était complètement entourée de vigne et de chèvrefeuille, dont les plus hautes branches montaient jusqu’au toit. Vis-à-vis de la porte d’entrée, au bout d’un long corridor, quatre marches conduisaient à un petit bâtiment servant de cuisine, par lequel il fallait absolument passer pour entrer dans le jardin. Un escalier extérieur comme dans les chalets suisses, pour mieux dire une échelle, permettait d’aborder un vaste grenier très éclairé, ménagé au-dessus de la cuisine. De la chambre d’Hermine, les yeux tombaient sur les cerisiers et les gros noyers qui donnaient de l’ombre au jardin et sur le toit d’ardoise du grenier. En face, derrière le ruisseau, des collines boisées, surmontées à droite par un ancien couvent de capucins, s’abaissaient vers la grand’route par une pente insensible. Ce paysage sans horizon était calme, doux, riant à l’œil ; de temps à autre, un coq chantait dans une basser-cour voisine, ou quelque pigeon venait s’ébattre sur le petit toit d’ardoise, d’ordinaire habité par une grosse chatte blanche qui ne songeait guère aux souris.

— Je suis peut-être condamnée à voir pendant tous les jours de ma vie ces noyers, ces collines et ces ardoises, se disait quelquefois Hermine avec accablement, quand elle lisait devant sa fenêtre ouverte. Au même moment, Mme Tranchevent plantait des dahlias, des jasmins et des rosiers dans les plates-bandes de son jardin, elle souriait d’avance aux fleurs de la saison prochaine et aux beaux arbustes qui l’abriteraient dans cinq ou six ans. Caroline était heureuse comme sa mère ; ses aptitudes domestiques avaient plus que jamais leur libre essor : elle réalisait en tous points l’idéal de l’honnête femme, de la femme qui n’a pas d’histoire.

L’existence que nous venons de décrire fut troublée un matin par une nouvelle tout à fait inattendue. Firmin Tranchevent, frère puîné d’Alexandre-Achille, annonçait sa prochaine arrivée à Hennebon. Fatigué, disait-il du tumulte de Paris, il voulait acheter en Bretagne une terre dans laquelle il passerait au moins neuf mois sur douze. Sa femme, ajoutait-il, était ravie de ce projet ; elle se faisait une fête de faire enfin connaissance avec sa famille bretonne. — Est-il heureux, ce paresseux de Firmin ! s’écria le lieutenant en haussant les épaules. Allons, mes pauvres enfans, apprêtez-vous à être bientôt éclaboussées par les équipages de votre oncle ! Cependant il faut