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tout disposer pour le recevoir de notre mieux, ajouta le lieutenant par esprit de famille comme par bonté naturelle.

Le second fils du sénateur Tranchèrent avait suivi une voie bien différente de celle de son frère aîné. Tout lui avait réussi. N’ayant pu, malgré son nom, entrer dans la marine, tant son ignorance était notoire, il passa en plaisirs frivoles les quinze années de la restauration, et ne s’en trouva que mieux placé pour faire valoir les souvenirs républicains et impériaux laissés par son père, lorsque la révolution de juillet vint remettre en honneur la liberté et le patriotisme. Sous-préfet d’abord, puis préfet à trente-six ans, il fut destitué au bout de quatre années d’exercice par suite d’un bouleversement ministériel. Cette disgrâce l’attrista peu ; ses hautes fonctions lui ayant valu une riche alliance, rien ne convenait mieux à son indolence naturelle que la perspective de manger paisiblement les vingt-cinq mille francs de rente apportés par sa femme. Mme Louise Tranchevent ne pensait pas tout à fait de même ; s’étant mariée par ambition, un peu âgée déjà, elle regrettait amèrement les honneurs, les titres qu’elle avait rêvés. Chétive de formes, Mme Louise Tranchevent, bien que mielleuse en paroles, bien que sachant afficher au besoin des sentimens généreux, était au fond sèche, rapace, envieuse, violente, comme presque toutes les femmes passionnées auxquelles l’amour a fait défaut. Elle n’aimait au monde que son fils Cyprien, écolier de neuf ans, dans lequel s’incarnaient à nouveau ses espérances déçues. Firmin était gouverné par sa femme, le savait, s’en irritait souvent, mais par amour du repos ne se révoltait jamais. Trois jours après l’arrivée de sa lettre, il débarquait sur la place d’Hennebon accompagné de sa femme et de Cyprien, alors en vacances. Les Tranchevent aîné entourèrent la diligence et embrassèrent les nouveau-venus avec une cordialité expansive. En ce premier moment, Mme Louise Tranchevent fut jugée par tous bonne et gracieuse. Hermine espérait déjà trouver une amie dans sa tante. Le lieutenant entraîna sans perdre de temps sa belle-sœur et son frère vers sa maison. Il était ravi jusqu’au fond de l’âme de donner l’hospitalité à des parens aussi proches, à des Tranchevent. La bonne Caroline avait employé les trois jours précédens à préparer sa chambre pour les hôtes attendus ; elle devait, elle, coucher dans le fruitier. Le lieutenant aurait cru manquer à tous ses devoirs en laissant son frère aller à l’hôtel. Il entendait aussi que la famille parisienne n’eût pas d’autre table que la sienne jusqu’au jour où le château des Tranchevent jeune serait acheté ou bâti. Ces arrangemens furent acceptés par Mme Louise après quelques débats de convenance.

On se mit à table ; la franche gaieté du lieutenant se communiquait à ses convives. Mme Louise était charmante de simplicité et de bonne