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aîné, Firmin et sa femme s’installèrent dans leur terre de Keraven. Une élégante maison moderne commençait à s’élever près des restes du vieux manoir. Firmin voulut pendre la crémaillère avec pompe ; mais à sa grande mystification les gentilshommes campagnards ses voisins, les nobles, comme on les nomme encore à Hennebon, refusèrent en masse son invitation. Le châtelain de Keraven eut bientôt d’autres ennuis. Le sort ne fut pas favorable à Jean ; il tira un mauvais numéro. Si Jean fût sorti de Saint-Cyr avec des épaulettes de sous-lieutenant, M. Tranchevent eût été le plus heureux des pères ; la perspective d’avoir un fils simple soldat le charmait moins. Le sort de Jean était encore une question pendante à Keraven quand le jeune homme annonça son arrivée prochaine. Il profitait des vacances de Pâques pour prendre un peu d’air et de liberté.

La pensée de revoir Jean jeta Hermine dans une agitation extraordinaire ; elle parcourait la maison, le jardin, en chantant, en riant sans motif, contenant à grand’peine ses transports de joie. Puis elle s’arrêtait subitement et demeurait pendant des heures entières immobile, morne, accablée par ses inquiétudes, par ses doutes. Jean arriva trois jours après sa lettre, plus beau, plus cordial, plus affectueux encore que l’année précédente. Le lieutenant, qui avait complètement oublié les insinuations de Mme Louise, reçut son neveu avec de vives démonstrations d’amitié. Il regretta sincèrement que l’établissement somptueux de Firmin Tranchevent ne lui permît plus d’offrir son grenier à Jean. Hermine remarquait avec tristesse la gaieté, l’air radieux et ouvert de Jean. — Il a donc tout oublié, lui ! se disait-elle.

Jean dîna chez son oncle. Le repas fini, Mme Tranchevent voulut faire admirer à son neveu ses rosiers et ses lilas. Le lieutenant alluma son cigare et se mit à faire ce qu’il appelait son quart le long du ruisseau. Après avoir montré dans les plus grands détails ses arbustes à son neveu, Mme Tranchevent s’arrêta devant un abricotier dont il était urgent de décimer les fleurs trop nombreuses. À quelques pas de là, Hermine cueillait des violettes déjà rares. Jean s’approcha d’elle : sans prononcer un mot, il lui glissa un papier dans la main, puis retourna vers Mme Tranchevent. Une demi-heure plus tard, Jean quittait Hennebon pour regagner Keraven. Si la nuit eût été moins sombre, la rougeur d’Hermine l’eût trahie au moment où Jean serra la main amicalement tendue par le lieutenant.

Son cousin parti, il eût été facile à Hermine de s’échapper un instant pour lire la lettre qui brûlait sa poitrine. Elle resta pourtant comme de coutume jusqu’à dix heures dans la chambre de sa mère.