Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— La vieille Françoise, votre marchande de lait, en attachant, il y a deux jours, sa vache dans la prairie vers cinq heures du matin, s’est figuré voir quelqu’un dans votre jardin, dit Angélina.

— Quel conte de bonne femme ! fit le lieutenant en haussant les épaules.

— C’est possible, reprit Angélina ; cependant Françoise ajoute des détails précis. La personne en question aurait franchi avec précaution la haie et le ruisseau, puis se serait enfuie du côté du pont après avoir longtemps regardé la fenêtre du premier étage.

Hermine, rouge, tremblante, n’osant lever les yeux de peur de rencontrer les regards de son père, abaissait son front sur une broderie qu’elle ne voyait plus.

— Françoise aura rêvé tout cela, dit M. Tranchevent après un silence.

— Je ne vous en conseille pas moins de veiller soigneusement, reprit Mlle Simonin, excitée par l’insouciance du lieutenant. Pour tout vous dire, Françoise affirme que l’individu en question sortait de votre maison même ; il descendait comme un lézard, — c’est son expression, — le long de la muraille.

Le lieutenant regarda par hasard sa fille, dont le visage bouleversé l’étonna. Une seconde plus tard, il se levait brusquement et s’élançait vers Hermine. Ses yeux venaient de rencontrer le regard de la pauvre enfant. Hermine laissa tomber sa broderie et poussa un cri d’effroi. Le lieutenant s’arrêta court, pétrifié par cet aveu involontaire d’une âme droite.

— Bengali, tu es folle !… Que t’ai-je fait ?… s’écria le malheureux père avec tendresse et désespoir. Puis le doute même s’évanouit. — Ma fille ! cria-t-il de toute sa voix. Le lieutenant tout entier reparaissait dans ces deux mots.

Hermine tomba aux pieds de son père.

Ce ne fut plus qu’un affreux tumulte. Mme Tranchevent se précipita entre son mari et son enfant. Caroline sanglotait, les demoiselles Simonin et Angélina s’empressaient vers la porte.

— O mon Dieu ! quel malheur ! Si nous avions su, si nous avions pu prévoir !… répétaient-elles toutes les trois à la fois.

Mlle Simonin aînée alla prendre Caroline par la main et l’entraîna vers le corridor.

— Dites à votre père, dites à votre mère que personne ne saura un mot de cette horrible histoire ; nous aimerions mieux mourir que de la raconter ! — Et les trois complices quittèrent la maison.

Le lieutenant repoussa violemment Hermine, qui alla rouler à l’extrémité de la chambre ; puis il s’affaissa sur une chaise, cacha sa tête entre ses mains et pleura. L’amour, l’orgueil paternel, qui