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La mère d’Hermine, le visage inondé de larmes, hésita un moment ; puis elle serra la main du jeune homme. Jean s’approcha ensuite du lieutenant. Le père d’Hermine détourna la tête pour ne pas s’attendrir. Sans même paraître soupçonner la présence de son père et de sa belle-mère, Jean se dirigea vers la porte et quitta la maison. Il se rendit à l’auberge la plus proche. Des fenêtres de sa chambre, on apercevait la maison Tranchevent. Il passa le reste du jour en observation derrière le rideau. Nombre de visiteuses se présentèrent à la porte des Tranchevent ; la vieille Jeannette les congédia toutes. Mme Chabriat fut seule exceptée de cette consigne. Jean en conclut qu’Hermine était malade. On aimait mieux se confier à une amie qu’au médecin.

Jean n’entrevoyait aucun moyen de pénétrer jusqu’à Hermine. La nuit venue, il lui écrivit plusieurs lettres sans savoir davantage comment elles lui parviendraient. Toutes ces lettres étaient indignées, furieuses, désespérées ; il les déchira successivement vers le matin après les avoir relues. — Mon désespoir doublerait le sien, pensa-t-il ; il ne faut pas qu’elle connaisse ma faiblesse. Peut-être regrette-t-elle en ce moment d’avoir aimé un enfant incapable de la protéger. Je lui apprendrai que je suis digne de son amour. Moi, pauvre esclave encore sous la férule paternelle, je saurai la consoler la fortifier.

Et Jean écrivit :

« Pardonne-leur à tous, et crois au bonheur. Nous séparer pendant quelques années, ils ne peuvent rien de plus ; l’avenir est à nous. Dans cinq, dans six ans, pleins d’ardeur et de jeunesse, nous nous emparerons de la vie avec une puissance que, sans l’épreuve, nous n’aurions jamais possédée.

« Une parole de ton père pouvait changer notre désespoir en joie. Ton père t’adore, ton père m’aime encore, je l’ai senti. Tu te mourais à quelques pas de lui, je sanglotais à ses pieds, et cette parole, il ne l’a pas prononcée. J’ai tout compris en ce moment terrible. Elle, celle que je ne veux pas nommer, a su lui faire un point d’honneur de notre séparation. La honte pour toi, pour lui, pour les siens (à ses yeux c’est ainsi), ton malheur, le malheur de tous, il a accepté cela plutôt que de se laisser toucher. Les destinées seront brisées, les cœurs broyés autour de lui : c’est bien, pourvu qu’il reste inattaquable et fort. Excuse-moi, Hermine, j’ai tort d’accabler ton père ; c’est pour lui, pour ceux qui lui ressemblent, qu’il a été dit : « Ils ne savent pas ce qu’ils font. »

« Ils m’obligent à partir sans te revoir ; mais prends courage, nos cœurs seront ensemble. L’heure de la délivrance sonnera ; le jour viendra où le Bengali chantera libre sous un ciel toujours pur. »