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ni de l’avenir qui l’attendait. Elle aimait tendrement son père. Ce dur langage provoqua en elle une sorte de délire. Puisant des forces dans la fièvre, dans le désespoir, elle se leva pendant une absence de sa sœur, prit de l’encre, une plume, du papier, et, de retour dans son lit, elle écrivit d’une main rapide : « On me chasse ; je suis libre, libre ! c’est-à-dire à toi, au bonheur !… Ne pars pas encore, attends-moi. Je reprendrai vite des forces maintenant. Nous irons ensemble loin, bien loin d’ici. J’étouffe dans cette maison, dans ce village, sous ce ciel sombre. Je vais vivre enfin ! Je ne t’ai jamais dit tout ce que j’ai souffert. La Ginevra a voulu m’emmener avec elle. Ils ne l’ont pas voulu. Sans toi, je serais morte… »

La tête d’Hermine retomba sur l’oreiller, la plume s’échappa de sa main. Elle était sans connaissance, quand Mme Chabriat entra dans sa chambre quelques instans plus tard.

Mme Chabriat ne se fit aucun scrupule de remettre à Jean le billet commencé par la jeune fille ; elle ne croyait pas que le mariage de ses protégés pût rencontrer d’obstacle. Jean devint fou de bonheur en lisant les lignes écrites par Hermine. Il riait et pleurait à la fois, il embrassait Mme Chabriat, il l’appelait sa mère, sa libératrice, son ange gardien. La bonne dame ne comprenait guère qu’on pût en vouloir sérieusement à un si charmant enfant. Elle attachait de moins en moins d’importance aux colères du lieutenant. — Guérissons le Bengali, et tout ira bien ensuite, disait-elle gaiement.

Le soir de ce même jour, Firmin Tranchevent signifia à son fils, dans un billet dicté par Louise, qu’il eût à quitter immédiatement Hennebon, s’il n’aimait mieux y être contraint par des moyens de rigueur. Jean dut obéir. Quoique cet incident s’accordât peu avec les appréciations de Mme Chabriat, elle consentit à se charger des lettres qu’Hermine et Jean ne cessaient pas de s’écrire.

Quinze jours s’écoulèrent avant qu’Hermine pût se lever. Pendant tout ce temps, elle n’entendit parler ni de son père ni de sa mère ; elle ne vit que Caroline et Mme Chabriat, elle n’eut d’autre consolation que les lettres de Jean. Elle vivait si complètement dans l’avenir, qu’à peine se rappelait-elle de temps en temps qu’elle habitait encore Hennebon. Des projets de lointains voyages s’agitaient dans sa tête. Dès qu’elle put se lever, elle s’occupa de ses préparatifs de départ. Elle voulait se rendre immédiatement à Paris ; le régiment de Jean allait s’embarquer pour l’Afrique. La Ginevra avait reçu dès les premiers jours les confidences de son élève. Elle écrivait, par l’entremise de Mme Chabriat, lettre sur lettre à la jeune fille. L’appartement d’Hermine était préparé chez l’artiste ; on attendait impatiemment le Bengali. Songeant à tout, la Ginevra fit passer à Hermine dans une lettre l’argent nécessaire au voyage.