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naïves, tes beaux grands yeux étonnés m’arrêtaient court ; mais aujourd’hui je puis tout te dire. Mon histoire avec Alfred ne ressemble en rien à ce que je t’ai raconté. Il a fallu ta candeur pour ne pas deviner la vérité. Plus tard, après t’avoir quittée, l’ennui, la tristesse, le découragement, m’ont jetée dans un autre amour. Ne m’accuse ni de légèreté ni d’inconstance, ma chère petite puritaine ; j’étais bien jeune quand j’ai rencontré Alfred ! Et puis, moi qui n’ai jamais connu ma mère, j’avais tant besoin d’affection, de tendresse ! Enfin, tu as aimé, tu me comprendras… »

De dégoût, Hermine laissa tomber la lettre. Pour la première fois, Camille lui apparaissait telle qu’elle était réellement.

Hermine se promenait en ce moment dans un petit jardin fermé de murs, sans horizon, sans air. Les rares fleurs qui se reproduisaient d’elles-mêmes dans les plates-bandes envahies par le chiendent et les mauves sauvages n’avaient ni couleur, ni parfum. Sur les arbres, écrasant les feuilles jaunies, séchaient de sordides haillons ; quelques femmes aux figures pâles, amaigries, aux yeux égarés, marchaient lentement dans les allées. Aux fenêtres du couvent apparaissaient d’autres figures plus vieilles, hébétées par une longue réclusion. Toutes ces malheureuses étaient à divers degrés imbéciles ou folles. Leur histoire à toutes était la même, histoire si vulgaire, qu’elles exceptées personne n’eût songé à la raconter : toutes avaient aimé et toutes avaient été violemment séparées de ceux qu’elles aimaient, dédaignées ou trahies. Ressembler à Camille ou avoir la destinée de ces femmes, s’amuser de l’amour ou en mourir, n’y a-t-il rien hors de là ? se disait Hermine en passant encore vivante, encore belle au milieu de ces ombres.

Depuis un an, la vie d’Hermine n’était plus qu’une continuelle torture. Plus malheureuse mille fois que ses compagnes, elle se mourait, d’aspirations impuissantes, de force inactive, de désirs, de regrets, de rêves. Les lettres de Jean, les pages ardentes de la Ginevra venaient sans cesse lui rappeler qu’au-delà des murs de sa prison il y avait l’ivresse de l’amour, l’enthousiasme, la liberté.

Un matin, sans s’être annoncée, la Ginevra arriva au Faouët ; en la voyant, Hermine oublia tous ses chagrins, elle retrouva pour un moment son animation, sa fraîcheur. La Ginevra voulait passer toute la journée près de son Bengali ; elles descendirent dans le jardin. L’artiste parlait à son élève de Jean, qu’elle avait vu souvent à Paris avant son départ pour l’Afrique. Au bout de quelques instans, chaque croisée du couvent cachait à demi une tête stupidement étonnée ; les pauvres filles errantes dans les allées s’enfuyaient vers leurs chambres avec des gestes effarouchés, et les religieuses, la supérieure en tête, sous prétexte de soins domestiques,