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l’ont fait leurs chapiteaux ou à préférer des formes géométriques à des formes organiques, des effets de lignes à des effets de surfaces. Quoique les doctrines de M. Ruskin sortent trop des opinions reçues pour ne pas soulever de nombreuses réclamations, on ne saurait lui contester un grand tact historique appuyé sur une patiente et minutieuse vérification des monumens. Venise, la ville où tous les styles orientaux et occidentaux de l’architecture moderne semblent s’être donné rendez-vous, offrait à son talent particulier un champ magnifique. Sans sortir de la cité des lagunes, il a pris l’art chrétien au moment où chez les Byzantins il commençait à se dégager des types de l’architecture classique, et de cette époque jusqu’à la renaissance, jusqu’à nos jours, il a pu, à travers le gothique, embrasser l’évolution complète des changemens qui se sont succédé, juger par opposition le caractère de l’architecture telle que le paganisme l’avait faite, et la nature de la transformation qui s’y est opérée sous l’influence du christianisme. Il a d’ailleurs appelé à son aide l’histoire, les chroniques, tout ce qui pouvait servir de commentaire à l’architecture en révélant l’esprit des époques : avec cette double série de renseignemens, il s’est appliqué à faire ressortir, chemin faisant, comment les styles byzantin, lombard et gothique avaient été des créations de l’esprit chrétien, comment sur toute la ligne les progrès et la vitalité de l’architecture avaient coïncidé avec l’intensité du sentiment chrétien, comment elle s’était dégradée et anéantie en même temps que la foi se corrompait et mourait dans les âmes.

Il faut ici prendre garde au sens que M. Ruskin attache à ses mots. L’esprit chrétien comme il l’entend, c’est précisément le christianisme comme les catholiques ne l’entendent pas : c’est la religion dont le propre est d’émanciper la conscience individuelle de la tutelle du sacerdoce ; c’est la foi qui consiste avant tout pour chaque homme à croire à sa propre responsabilité, ou, en d’autres termes, à croire que son devoir est d’examiner lui-même, d’avoir une conviction et une conscience qui lui appartiennent. En admettant le pouvoir de la papauté, en faisant prédominer de plus en plus l’obéissance au prêtre sur la conscience de l’individu, le catholicisme n’est pas autre chose, pour M. Ruskin, qu’un retour au paganisme, un asservissement moral qui, au sein même de l’église, préparait ce paganisme complet, cet anéantissement absolu du sentiment individuel qui s’appelle la renaissance. Il ne faut pas oublier ce point de vue, si l’on veut comprendre les idées de M. Ruskin sur le développement historique de l’art.

Suivons-le maintenant dans la démonstration de cette théorie. Dès que l’architecture byzantine prend un caractère distinct, une