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aux lois mathématiques par l’observation émue des formes organiques et de la beauté vivante. Les plantes et les animaux sont le thème constant de son ornementation ; c’est dire que plus que toute autre école il a trouvé la voie du beau, car la vraie beauté n’est que le reflet des perfections divines, manifestées par les œuvres du Créateur, et toute décoration architecturale ne peut être belle que dans la mesure où elle relève et traduit l’amour de la nature. D’ailleurs il en est d’un monument comme d’une œuvre écrite : il est noble ou vil suivant le nombre et la dignité des observations, des pensées et des affections dont il est l’expression et le produit. Une architecture qui se borne comme celle de la renaissance à répéter vingt fois le même masque de lion, ou qui revient sans cesse comme chez les Grecs aux mêmes rosaces et aux mêmes triglyphes, n’a pas plus de valeur qu’un poème qui répéterait à toutes ses pages le même vers. Ne fût-ce donc que par sa variété incessante, le gothique aurait droit à la primauté, car chaque motif de ses moulures représente une conception distincte, chaque membre même de ses symétries apparentes nous met sous les yeux un nouvel objet, en nous apprenant comment un de nos semblables a considéré et compris cet objet, comment il l’a rendu sous l’influence d’une impression particulière. Et ce n’est là pourtant que la moindre partie de la gloire du gothique : en même temps que ses créations attestent des hommes qui ont beaucoup regardé, beaucoup pensé et beaucoup senti, elles dénotent des esprits droits et des âmes saines qui ont employé leurs facultés à distinguer le vrai, à penser juste, à aimer ce qui est le plus digne d’amour.

Il faut bien se garder toutefois de confondre M. Ruskin avec les aveugles prôneurs de l’architecture du moyen âge. Il sait reprocher aux absides de nos églises leur air de squelette, au gothique du nord en général ses excès d’énergie, ses intempérances d’invention et de complication ; il n’admet qu’avec réserve le style flamboyant ou linéaire, comme il l’appelle, c’est-à-dire tout le gothique des derniers temps, qui substitue à l’effet des grandes surfaces ornées de sculptures et de vastes ombres des effets produits par des lignes de cordons de pierre. Il malmène fort rudement la théorie d’origine allemande qui a voulu expliquer les flèches de nos cathédrales par une aspiration vers le ciel, et les longues nefs ogivales par un souvenir des forêts germaines, quand l’histoire est là pour attester que l’ogive est sortie du plein-cintre lombard ou roman, que les flèches n’ont été qu’une application particulière et plus solennelle des élémens de l’architecture domestique. Le désir tout mondain de bâtir plus haut que ses voisins, remarque-t-il avec une verve mordante qui lui est familière, peut-être aussi je ne sais quelle humeur grotesque