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puissance de créer des œuvres vivantes, des œuvres toujours neuves parce qu’elles seront l’incarnation de l’esprit toujours en progrès.

Quant à l’architecture, M. Ruskin demande d’abord que l’élément architectonique, qui ne peut pas contribuer à faire connaître et apprécier les œuvres de Dieu, ne soit plus que le serviteur de l’élément d’expression. Depuis la renaissance, la sculpture n’intervenait plus que pour aider à l’effet des masses et des proportions géométriques : il faut au contraire que l’architecte se propose une espèce d’effet qui dépende surtout des sculptures ; il faut que l’ordonnance des masses et le style des détails purement géométriques soient combinés en vue de fournir des occasions de sculpture et de faire valoir les sujets sculptés. Une seconde thèse qui est un corollaire de celle-ci et que M. Ruskin a grandement à cœur, c’est que l’architecture et la sculpture ne devraient point être deux professions distinctes, et qu’entre elles il ne devrait pas y avoir plus de différence qu’entre la peinture monumentale et la peinture mobilière, le mot est de M. Ruskin. Comme au moyen âge et comme chez les Grecs, répète-t-il, il faut que le maître constructeur soit aussi le maître sculpteur de son œuvre, ou plutôt il faut que l’architecture, la science de bâtir et de disposer des lignes, devienne simplement une branche secondaire de l’art du sculpteur. Les Giotto et les Michel-Ange n’étaient pas de simples ordonnateurs de proportions, et la sculpture comme l’architecture n’ont fait que se dégrader en se désunissant : l’architecte est devenu un ingénieur et rien de plus ; le sculpteur s’est laissé entraîner chaque jour davantage vers les statuettes et les grandes statues qui ne sont que de grands jouets.

Ce n’est pas tout. Cette question du renouvellement de l’art par la substitution de la sincérité à la vanité se relie intimement à une autre question plus grave peut-être, celle de la liberté de l’ouvrier. L’importance excessive que depuis la renaissance nous attachons au fini de l’exécution, à l’exactitude grammaticale, à la rhétorique du beau style, nous condamne à perdre tout ce qu’il existe de pensées, de sentimens au fond des esprits quelquefois bien doués, mais incapables de s’exprimer irréprochablement avec le ciseau. Elle nous a rendus comme ces beaux parleurs qui, à force de se préoccuper du bien-dire, ne peuvent plus obéir aux mouvemens de leur propre esprit, ni apprécier dans la conversation de l’homme simple ce qu’il peut montrer d’intelligence ou de cœur sous des formes incorrectes. Parmi les titres de gloire du gothique, M. Ruskin cite en première ligne sa rudesse ; elle prouve que le maître constructeur laissait à chaque ouvrier la liberté de choisir dans une large mesure les fleurs ou les feuillages qu’il voulait représenter et de les traiter comme il les sentait lui-même. En renonçant ainsi au mérite secon-