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touchant déjà de la main ce monde nouveau où m’appelaient des pressentimens que la réalité devait encore dépasser.

On sait peut-être quel a été le dénoûment rapide de ce prologue du canal de Nicaragua. Trois mois après, le 1er mai 1858, les deux présidens de Nicaragua et de Costa-Rica signaient la convention internationale de Rivas, et le retentissement obtenu par ce traité donnait la mesure de l’importance des intérêts politiques et économiques qui s’y rattachaient. Bien des événemens ont depuis changé les conditions matérielles de l’entreprise. On ne traverse pas impunément une époque aussi troublée que la nôtre. Il en est résulté des mécomptes, une situation incertaine, des appréciations erronées, des obstacles de toute nature, et par suite un temps d’arrêt dans l’opération industrielle. Il ne m’appartient pas de prévoir aujourd’hui l’issue définitive de ces complications. Une année encore nous sépare des délais fixés pour les premiers travaux par les législatures centro-américaines, et il suffirait peut-être d’une volonté intelligente pour amener une soudaine réalisation. La question, dans tous les cas, a besoin d’être mieux comprise dans son ensemble et mieux connue dans ses détails qu’elle ne l’a été jusqu’ici, un peu par la faute de celui même qui s’était donné pour tâche d’en préparer la solution. Le récit qui va suivre a surtout pour objet de combler ces lacunes. Dieu veuille que l’exposé sincère des vues qui m’ont inspiré et des circonstances dont j’ai dû tenir compte dissipe des malentendus regrettables et détermine chez quelques-uns un retour de justice !

J’étais donc installé à bord de l’Atrato, beau navire de 800 chevaux, le meilleur marcheur, disait-on, de la malle royale des Antilles. Avec sa carène de fer, jaugeant plus de 3,000 tonneaux, d’une allure effilée et dansante, il devait atteindre rapidement la zone des vents alizés et nous conduire en treize jours à la petite île de Saint-Thomas. Tout nous présageait ainsi une traversée favorable ; mais nous avions trop compté sur la température adoucie qui régnait alors à Paris et dans tout le nord de l’Europe. Dès la première nuit, et en vue encore des phares d’Angleterre, le vent sauta au sud : c’était le signal d’un changement complet dans l’état du ciel et de la mer. Les passagers durent s’enfermer dans leur cabine et se résigner aux souffrances, aux inquiétudes des navigations laborieuses. Les vagues déferlaient quelquefois avec tant de violence, qu’une nuit elles emportèrent une des grandes chaloupes du navire en brisant comme une paille, au ras des bastingages, les deux arcs-boutans de fer forgé qui la supportaient. Cette situation durait depuis cinq ou six jours, quand un soir, à dix heures, on signala à l’est, aussi loin que le regard pouvait porter, un feu intermittent