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la ville est adossée au nord contre la montagne principale, du haut de laquelle on découvre l’Atlantique et la route que nous venions de parcourir. Qu’on imagine trois amphithéâtres de maisons étagées sur trois mamelons d’égale hauteur, réunis par une ligne de toits rangés le long de la mer. Les maisons, blanches ou jaunes, sans cheminées, étaient presque toutes entourées de galeries et uniformément couvertes de tuiles rouges. Des panaches de cocotiers semés çà et là mêlaient leur vert de prairie à ces couleurs vivantes. Au bas de la colline de droite où j’apercevais l’embarcadère, un petit fort surmonté du drapeau danois, — une croix blanche sur un fond rouge, — s’avançait dans la mer comme une sentinelle, muni d’une batterie de canons à fleur d’eau. Ce fort contenait une garnison de cent cinquante soldats commandés par un capitaine, force plus que suffisante pour garder une possession que personne ne convoite, parce que tout le monde en profite[1]. La demeure du gouverneur danois couronnait le mamelon du milieu et attirait l’attention par son blanc péristyle ionien, encadré dans un fouillis d’arbustes à fleurs éclatantes. M. Berg, qui occupait alors cette magistrature, dominait de ce point la ville et la rade, et pouvait même communiquer par des signaux avec la délicieuse colonie de Sainte-Croix, le siège de son gouvernement général, dont on apercevait au sud les montagnes bleuâtres.

Jusque-là, l’illusion scénique ne laissait rien à désirer ; mais, en y regardant de plus près, la stérilité de l’île se devinait bien vite sous le voile de verdure éphémère qui la recouvrait. Sauf les cocotiers, tous les autres arbres étaient disséminés et d’un aspect chétif. Pas la moindre trace de culture sur ces roches dénudées. Nous étions arrivés pourtant au plus beau moment de l’année. Deux mois plus tard, le soleil de juin devait tout dévorer, et peut-être ramener le fléau périodique de la fièvre jaune, qui, en 1857, avait emporté vingt passagers à bord même de l’Atrato. Telle est cependant l’irrésistible puissance, de la liberté, qu’il a suffi de faire de Saint-Thomas un port franc, favorisé d’ailleurs par sa position à l’entrée de la méditerranée américaine, pour qu’il s’élevât sur ce rocher une ville de treize mille âmes, visitée par les pavillons de toutes les nations, riche de tous les produits des deux mondes. Les Anglais y ont établi le centre de leurs correspondances de steamers, et rayonnent de là sur l’archipel entier. Les Américains y ont planté

  1. Cela est vrai pour l’Europe, mais non pour les Américains du Nord, qui veulent avoir un pied partout et qui ont songé à acquérir Saint-Thomas du Danemark en même temps qu’ils cherchaient à enlever la baie de Samana à la république dominicaine. L’éveil donné par la presse anglaise a ruiné le premier projet ; mais le second, celui relatif à Samana, pourrait bien être en cours d’exécution.