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six jours de perdus, sans compter les détours de la route. N’est-ce pas dire qu’un service direct, affranchi de ces relations compliquées, sans autre mandat que celui d’aller au plus court, n’aurait pas de peine à mettre l’Amérique centrale à dix-huit ou vingt jours de Paris[1] ?

Le Thames avait été signalé depuis longtemps. A peine mouillé, et tandis que je cherchais au fond du port l’embouchure invisible du fleuve San-Juan, étonné de l’aspect chétif de la ville, mais charmé de son encadrement de forêts, deux ou trois embarcations se détachèrent de la rive et se dirigèrent vers le navire. Je descendis dans la première qui se présenta, et je dis au mulâtre qui tenait le gouvernail de la conduire au wharf de M. Jean Mesnier.

— Au wharf de don Juan ! C’est entendu, monsieur, répondit le pilote.

Quand nous approchâmes, deux personnes sortaient d’une maison voisine dans la tenue toute blanche et peu cérémonieuse de ces latitudes. Le mulâtre les appela en leur annonçant qu’un gentleman français les demandait. Elles s’approchèrent aussitôt. Je me levai, et j’allais me faire connaître, quand l’une d’elles, M. Antonin de Barruel, que je n’avais jamais vu, me tendit la main en me saluant de mon nom et en m’assurant que j’étais attendu avec impatience. Une première avance de la fortune me mettait ainsi tout de suite en présence d’un des hommes les plus distingués de la société centro-américaine. M. Antonin de Barruel avait trente ans à peine, une figure marquée du type espagnol, une santé débile ; mais il était honoré de la confiance du général Martinez, le nouveau chef du gouvernement nicaraguien, et la considération générale que lui avaient value ses grandes qualités l’avait porté depuis longtemps à la présidence du conseil électif de Grey-Town. Parlant et écrivant également toutes les langues usitées dans le pays, y compris le mosquite, dévoué d’instinct à toutes les grandes causes, d’une modestie qui n’était égalée que par son application, aimant la France malgré son abandon et la nationalité centro-américaine malgré ses fautes, il devait devenir pour moi un ami fidèle et un incomparable auxiliaire. Avec M. Antonin de Barruel et son compagnon, M. Jean Mesnier, étaient arrivés d’autres habitans, Espagnols, Anglais, Américains.

  1. Un ingénieur hydrographe de la marine, M. Edouard Keller, a voulu se rendre un. compte exact de la durée possible des traversées de Saint-Nazaire à Grey-Town, dans l’état actuel des vitesses d’essai et des connaissances nautiques, et il est arrivé à ce résultat scientifiquement démontré, que cette durée alternait entre onze et seize jours selon la route suivie et les autres circonstances de mer. Cette enquête concluante d’un homme spécial a été publiée en 1859 sous ce titre : Notice sur la navigation transatlantique des paquebots interocéaniques, avec une carte hydrographique du parcours où les transatlantiques français doivent chercher tôt ou tard leur sillon.