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là comme sur le port. Je fus obligé de les déranger pour arriver jusqu’à ma chambre. C’étaient toujours des Indiens ou des mulâtres de l’intérieur et des côtes mosquites à qui don Juan donnait ainsi une facile hospitalité dont il était récompensé par un immense crédit dans les tribus. En me couchant, je les entendis se retourner, et je compris alors les secousses de la veille. La maison bâtie sans fondemens, comme toutes celles de Grey-Town, mais simplement posée à un pied du sol, sur des appuis formés de cinq ou six briques, oscillait librement à tous les souffles de l’air, et s’ébranlait tout entière au moindre contact des bêtes ou des gens.

Jusque-là, comme on le voit, je n’avais pas trop à me plaindre de mon initiation aux choses américaines. La réalité, prise sur le fait, donnait un démenti formel aux préjugés de l’ignorance et aux fantômes de l’éloignement. On m’avait annoncé un climat de feu, énervant, intolérable, assassin, et je me baignais dans une chaleur moite de 20 à 25 degrés Réaumur, incessamment rafraîchie par des brises alternées et par de légères ondées quotidiennes. On m’avait dépeint San-Juan-del-Norte et l’Amérique centrale entière comme un foyer pestilentiel, périodiquement ravagé par la fièvre jaune, et rendu inhabitable par les moustiques, les crocodiles, les trigonocéphales et d’autres fléaux de cette espèce, et je trouvais un pays sain où la fièvre jaune était inconnue aussi bien que les neuf dixièmes des maladies de l’Europe, où je n’avais pas encore eu besoin de me servir de moustiquaire, et où les plus gros serpens sont bien moins redoutables que nos petites vipères. La géographie, comme l’histoire, est pleine de ces contre-vérités qui abusent plusieurs générations. L’Amérique centrale porte la peine de son voisinage de Panama et du golfe du Mexique. On l’a jugée, sans l’avoir vue, d’après l’échantillon du Rio-Chagres ; on l’a englobée, par analogie de latitudes, dans les terribles zones de la Nouvelle-Orléans et de La Havane. Et pourtant, si j’en crois ma propre expérience et une exploration consciencieuse des deux républiques de Costa-. Rica et de Nicaragua, ce serait aussi bien l’une des régions les plus salubres du monde qu’une des plus magnifiquement douées comme température et comme produits.

Un autre problème à éclaircir, une autre contre-vérité à rectifier, l’ensablement continu du port de Grey-Town, m’avait vivement préoccupé dès le premier jour. Dans tous les anciens projets de canal interocéanique à travers le Nicaragua, ce port figure comme son entrée naturelle du côté de l’Atlantique, et il n’était venu à l’idée de personne qu’il pût être comblé par les atterrissemens du fleuve San-Juan ; mais depuis quelques années, depuis surtout l’arrêt de la navigation fluviale par la suppression du transit, ces atterrissemens