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un progrès réel que ce transit. Le chemin de fer de Panama n’existait point encore. Il fallait traverser l’isthme, de Chagres à Panama, à dos de mulets, avec des fatigues et des dangers mortels, qui exigeaient d’ailleurs plusieurs jours. Or le courant de l’émigration californienne commençait à réclamer une circulation plus rapide et plus sûre. La compagnie américaine construisit à la hâte une route macadamisée de six lieues de longueur sur la partie la plus étroite de l’isthme nicaraguien, de la Virgen à San-Juan-del-Sur, installa un service de bateaux à vapeur de Grey-Town à cette route par le fleuve et par le lac, réduisit ainsi à un voyage de dix-huit heures, sans fatigue et à travers un merveilleux pays, ce transit d’un océan à l’autre, qui à Panama, cent cinquante lieues plus au sud, faisait tant de victimes et coûtait si cher.

Le succès fut complet. Un document officiel constate que dès la première année d’exploitation, en 1852, le transit produisait 40 pour 100 de bénéfices nets sur un capital nominal de 12 millions 1/2 de francs, ce qui représentait 140 ou 160 pour 100 sur le capital réellement versé. La concurrence même du chemin de fer de Panama fut impuissante à arrêter ce mouvement. Le passage par le Nicaragua avait le double avantage de la salubrité et d’une réduction de quarante-huit heures sur la traversée totale de New-York à San-Francisco ; il resta le passage privilégié des Américains du Nord, et le chiffre des émigrans monta, d’année en année, de mille jusqu’à trois mille par mois. On devine les conséquences que devait avoir pour Grey-Town un pareil établissement. La ville en fut presque subitement transformée. Son commerce dut suffire non-seulement aux besoins de l’émigration, mais encore aux demandes de plus en plus nombreuses de l’intérieur, où l’or américain ramenait l’aisance et encourageait la production. Elle devint ainsi un grand entrepôt de marchandises d’Europe et des États-Unis ; sa population s’en accrut, et le transit seul aurait fait la fortune de Grey-Town sans la fatale irruption du flibustérisme.

Cette situation prospère durait depuis près de quatre années, lorsque le 13 juillet 1854, à l’instigation de M. Joseph White, président de la compagnie, et du consul des États-Unis, M. Fabens, devenu depuis l’un des séides de Walker, la frégate américaine la Cyane, capitaine Hollins, vint s’embosser tout à coup devant le port, et, après sommation aux habitans d’avoir à payer une somme énorme pour un dommage imaginaire, procéda à cet attentat inouï qu’on a appelé le bombardement de Grey-Town. On sait quel était le but de cette expédition digne d’être comparée aux plus tristes exploits des boucaniers du XVIIe siècle. Les recommandations de M. White, que M. Fabens lui-même a révélées, resteront comme