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un sauvage spécimen de ce caractère américain dont j’ai parlé plus haut[1]. On voulait venger la compagnie du transit des récriminations méritées dont elle avait été l’objet à l’occasion d’un assassinat commis par un de ses agens, et resté impuni. On voulait surtout faire table rase de la population et des droits existans pour ouvrir libre carrière aux besoins d’envahissement de la compagnie et à ses arrière-pensées de domination exclusive. Le gouvernement des États-Unis, dont la vraie politique n’est qu’une résultante d’intérêts privés inexorables, n’avait pas hésité à se rendre le complice de ces calculs de forbans, et c’est ainsi que du jour au lendemain, en pleine paix, une ville sans défense et toute livrée au commerce a été anéantie en deux heures, au milieu de circonstances qui ajoutent encore à l’atrocité de cette exécution.

Le mot d’ordre était de se montrer sans pitié : il fut suivi à la lettre. Le Cyane avait commencé par tirer toute la journée deux cents coups de canon et quelques bombes ; mais aucune maison ne fut atteinte. Pour réparer cette maladresse, on fit descendre l’équipage à quatre heures du soir, chaque homme muni d’une torche ou d’un seau de goudron. M. Fabens s’était mis à la tête de cette glorieuse phalange, et il ne resta bientôt plus de la ville entière et de ce qu’elle contenait qu’un monceau de cendres et de débris calcinés : 10 ou 12 millions de marchandises furent dévorés par cet ouragan de feu ; cent cinquante familles, riches la veille, se trouvèrent le lendemain non-seulement ruinées, mais sans asile et sans pain. Les deux tiers des habitans s’étaient réfugiés dans la forêt, sur le bord du San-Juan, d’où ils assistaient, serrés les uns contre les autres, à la destruction de leurs foyers. Pour comble de disgrâce, la

  1. Voici le texte de ces recommandations :
    « Bureaux de la ligne du Nicaragua, New-York, le 16 juin 1854.
    « A M. J, W. Fabens, agent consulaire des États-Unis à Grey-Town.
    « M. le capitaine Hollins, commandant de la corvette Cyane, part lundi. Vous verrez par ses instructions, que je transcris en marge, qu’il faut espérer que cette attitude ne s’emploiera pas à montrer la moindre pitié pour la ville et la population.
    « Si ces misérables sont sévèrement châtiés, nous pourrons prendre possession de la ville, la réédifier pour être le centre de nos affaires, y placer des fonctionnaires à nous, transférer la juridiction, et vous savez le reste.
    « Il est de la dernière nécessité que la population apprenne à nous craindre. Le châtiment lui servira de leçon. Ensuite vous pourrez vous entendre avec lui pour l’organisation d’un nouveau gouvernement et des fonctionnaires dont il doit se composer. A présent tout dépend de vous et de Hollins. Celui-ci est sûr ; il comprend parfaitement l’outrage qui a été commis ; il n’hésitera point à en tirer satisfaction.
    « J’espère savoir de vous que tout a été bien exécuté.
    « Je suis, etc.,
    « J. WHITE. »