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coffre-fort, qui ne s’ouvre jamais assez. L’économie de l’un est en lutte avec la vanité de l’autre. La force est d’un côté, mais l’adresse vient à bout de la force. Ce n’est peut-être pas là l’idéal d’un ménage modèle ; mais l’idéal n’habite pas plus New-York que Paris, et la réalité se retrouve en Amérique comme en France.

Donc, et pour ne citer qu’un exemple, voici comment les choses se passent[1]. M. John Smith al débuté dans la vie comme marchand de comestibles. Il portait alors le tablier blanc et servait la pratique. Levé tôt, couché tard, vivant de peu, gagnant gros, il faisait « sa petite pelote. » Dans la même rue, miss Mary Wood avait un atelier de modes. Assidue à son travail, ses jolies boucles blondes effleuraient sans cesse les belles étoffes qu’elle taillait, plissait, fronçait, ourlait au gré de ses capricieuses clientes. À peine si de temps en temps, les soirs d’été, elle venait s’accouder à sa fenêtre. Si rarement qu’elle y vînt pourtant, John Smith avait remarqué ses joues blanches et rondes, ornées de fossettes, et s’était dit qu’il serait bien temps de procurer quelque repos à ces longs doigts effilés et laborieux dont il admirait de loin les ongles roses taillés en amande. Certain jour, un panier mystérieux alla du magasin de John Smith à l’atelier de Mary Wood. En écartant les feuilles vertes qui recouvraient le contenu, les joues de la jolie modiste prirent tout à coup la teinte rouge des belles fraises qui lui arrivaient ainsi. Un petit billet se dissimulait sous les fruits parfumés. À partir de ce jour, le marchand de lait (qui est aussi à New-York le marchand de fleurs) s’étonna du nombre de bouquets commandés par John Smith, qui, dans chacun de ces bouquets, voulait absolument voir figurer un bouton de rose emblématique. De leur côté, les clientes de miss Mary s’étonnaient de ses fréquentes distractions, et ses ouvrières, la voyant se sourire à elle-même, casser mainte et mainte aiguille, se tromper à tout bout de champ dans le règlement de leurs petits comptes, commençaient à craindre pour sa raison ; mais un beau jour elles apprirent qu’un beau costume de mariée qu’elles venaient de parachever serait porté le dimanche suivant par leur maîtresse elle-même, transformée en mistress Smith.

Voilà John et Mary installés dans une petite maison bâtie en briques, simple d’architecture, mais comfortable et commode. Un bon mobilier, accru petit à petit, la décore. Au bout de quelques années, John tout à fait à son aise, ne veut plus habiter sous un toit qui ne lui appartient point. Il achète la maison dont il était locataire, et, une fois qu’elle est à lui, l’agence, l’aménage de son mieux. On

  1. Voyez le chapitre intitulé A house in a fashionable square. — Fern-Leaws, seconde série.