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celle-ci, par voie d’échange et de bon procédé, lui conseilla en amie « d’insister pour que M. Smith la transplantât, de ce quartier vulgaire et mal peuplé, dans une localité plus aristocratique. » A quoi l’innocente Mary répliqua « qu’elle n’y avait jamais songé, mais qu’en effet… » Et mistress Hunter prit alors la peine de lui donner quelques conseils sur la marche à suivre pour dompter la résistance de son mari, si par hasard ce mari se mettait en tête de dire non à une requête si raisonnable. Il fallait voir comment la petite bourgeoise écoutait la grande dame, et comme elle s’instruisait, et comme elle rougissait in petto de se trouver tout à coup mêlée à une conspiration quasi diabolique.

Il s’agissait maintenant non plus d’y renoncer et de faire amende honorable, mais de mener à bien l’entreprise convenue, et de montrer que, si bourgeoise qu’on fut, « on savait s’y prendre. » Hélas ! Smith était pour ainsi dire vaincu d’avance dans ce tournoi conjugal. En effet n’était-il pas le père très prévenu, très faible, très orgueilleux, d’une belle jeune fille tout récemment épanouie ? Et un jour qu’il faisait remarquer à mistress Mary que « leur fille Kate était une vraie beauté, » la rusée, habile à saisir l’occasion et prenant son attitude la plus tendre, sa voix la plus câline, lui répondit que le temps approchait de marier cette enfant, et qu’on ne la marierait pas convenablement si on ne changeait de résidence. À ce prix seulement, on aurait des relations un peu distinguées. Le grand mot était lâché. Peut-être au premier abord, — espérons-le du moins, — le bon sens de l’honnête Smith s’alarma-t-il un peu de ce symptôme inquiétant ; mais la vanité paternelle devait reprendre en sous-œuvre l’insinuation si adroitement lancée par une femme dont il n’était pas aisé de se méfier. Marier Katy était le grand point, et la marier à Stubbs, à Jones, à Jenkins, n’était déjà plus, pour le glorieux Smith, une perspective attrayante. Un Smith n’est point un Howard, comme chacun sait ; mais de Smith à Stubbs il y a vraiment, — il peut au moins sembler qu’il y ait, — certaines distances à garder.

Tourmenté de cette idée, Smith fit taire ses scrupules bourgeois. La maison de briques fut vendue, et l’heureuse mistress Mary alla s’installer, avec miss Katy, dans le noble square dédié à saint Jean. Les tapissiers firent merveille pour le nouveau logement, un peu moins vaste et un peu moins commode que l’ancien. Sofas de velours, fauteuils antiques, vis-à-vis, rideaux de damas, glaces, tentures, tapis, que n’entassèrent-ils pas en cette demeure encombrée ! Le soleil, cet ennemi dévorant des couleurs, n’y pénétrait plus ; on lui en interdisait l’accès par égard pour le flamboyant mobilier dont on s’était entouré. Se mettre à la fenêtre de temps en temps pour respirer l’air pur et admirer la verdure du square eût semblé bon à