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chaque homme et chaque peuple aspirent plus spécialement aux succès pour lesquels la nature ne semble point les avoir faits, à ceux que l’opinion leur conteste pour ainsi dire d’avance. Complimentez sur son éloquence tel avocat de mine chétive, il vous parlera de ses succès à Cythère. Dites aux Français « qu’ils n’ont pas la tête épique, » vingt Iliades manquées naîtront de cet anathème. Les Américains se sont vu contester les qualités, acquises ou innées, qui constituent la littérature de luxe, celle dont le vulgaire n’a pas la clé, celle qui passionne l’élite des dilettanti, et ils ont saisi le premier prétexte à peu près raisonnable qu’on leur ait fourni de protester contre cet humiliant arrêt. — Ed anch’ io son pittore. « Nous aussi, nous avons nos humoristes ! »

Ce beau titre, il ne faudrait pas s’y tromper, ne serait pas tout à fait gratuitement accordé à l’auteur de l’Autocrate. Tout en le plaçant au-dessous de quelques écrivains de son pays, de Hawihorne par exemple et d’Edgar Poë, il faut lui reconnaître des dons précieux, une rare culture d’esprit, et le sentiment très développé des modèles qu’il a choisis. Il a bien l’allure lente, discursive des anciens essayists. Il sait comme eux, entant une idée sur une autre idée, enchevêtrant un sujet dans un autre sujet, imiter le vagabondage du rêve et de la causerie. Il sait aussi, quand il vous a égaré dans les régions sublimes de la philosophie transcendentale, vous en faire brusquement redescendre par quelque bouffonnerie sournoisement préparée. Ce ne sont là toutefois que les rubriques de l’humoriste et non pas l’humour elle-même. Tous les procédés littéraires du monde, ajoutés l’un à l’autre, ne donnent pas pour résultat un génie original.

Nous voudrions, au moins par un extrait, justifier en même temps que nos éloges les réserves dont ils sont accompagnés. La chose n’est point aisée, car un des mérites de l’écrivain qui nous occupe est justement d’être à peu près intraduisible, tant sa phrase, bien de race, bien saturée de yankeeism, se prête peu à nos façons de dire, plus régulières, plus modérées, plus sobres. Nous n’avons la ressource ni de forger le mot qui nous manque, ni de l’ordre à notre guise celui que nous employons, ni de brouiller tous les vocabulaires spéciaux, ni de mettre en réquisition à toute minute les tropes les plus téméraires. Aussi devons-nous nous prémunir d’avance contre les reproches d’infidélité qui pourraient nous atteindre, et renvoyer à l’original ceux qui voudraient avoir l’idée tout à fait exacte d’un talent réel, mais peu accessible. Cela dit, nous prendrons presque au hasard un chapitre à peu près entier qui, mieux que des pages détachées, donnera une exacte idée de l’écrivain :

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