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nœuds avec leurs dents. Les ouvriers employés au peignage du lin et de la laine absorbaient des émanations délétères qui produisaient en peu de temps les plus graves désordres dans l’appareil respiratoire. Le tondage des draps se faisait avec d’immenses ciseaux, nommés forces ; c’était un travail très pénible, qui réclamait des hommes d’une vigueur particulière ; au bout de quelques années, ils étaient hors de service. Le tondage est aujourd’hui une des opérations les plus simples de la fabrique. Les exemples de transformations analogues sont innombrables. Ainsi dans les professions dangereuses la nature peut être vaincue à force de soins et d’habileté ; dans les autres, qui sont incomparablement les plus nombreuses, le mal ne vient pas du travail lui-même, mais d’une mauvaise installation et d’un outillage imparfait. Il est donc possible, il est nécessaire de le vaincre. Tout fabricant qui négligerait de telles réformes n’encourrait pas seulement une juste réprobation, il compromettrait encore sérieusement son industrie. Les plus récalcitrans seront emportés malgré eux dans le mouvement général. Personne ne répéterait aujourd’hui cette réponse que M. Villermé eut une fois la douleur d’entendre : « Je fais de l’industrie et non de la philanthropie. » N’oublions pas cependant qu’il reste énormément à faire. Dans un trop grand nombre d’ateliers, tout a été sacrifié à une économie sordide. Comme il y a des ouvriers nomades qui sont le fléau des ateliers, on rencontre aussi des patrons nomades, sorte d’aventuriers de l’industrie, qui entreprennent de faire fortune en dix ou quinze années, coûte que coûte, pour se retirer ensuite des affaires et jouir en paix de leurs bénéfices. Ce n’est pas de ceux-là qu’on peut attendre l’amélioration de la fabrication nationale ou les réformes favorables au sort du travailleur. Quand on a quelque habitude des choses de l’industrie, on devine les ateliers après quinze minutes de conversation avec le patron, comme on connaît le patron, sans l’avoir vu, après avoir parcouru ses ateliers.


II

Pour bien connaître les conditions du travail des femmes dans les villes de fabrique, c’est hors de la manufacture qu’il faut maintenant se placer. On touche ainsi à la question des salaires et aux considérations morales qu’elle soulève.

C’est l’homme qui fait sa destinée bien plus que les circonstances. Quand l’industrie d’un pays l’emporte sur celle d’un autre, et qu’on cherche la cause de cette supériorité, on dit : c’est la houille, ou la matière première, ou l’outillage, ou la loi. On serait plus près de la vérité en disant : c’est l’homme. L’homme peut vaincre même la