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comme la tentation. Petite flamme douteuse, on ne saurait dire au juste où elle s’est allumée, si elle tient plus de Dieu que du diable, si elle est un feu follet de cimetière ou un météore céleste. Quoi qu’il en soit, c’est elle seule qui illumine le récit, et qui réconcilie l’imagination avec la nature et le monde. Lisez ce livre, si l’expérience de la vie vous rend propre à le sentir, il en vaut la peine, et dans le cas où cette navrante lecture vous effraierait, rassurez-vous par cette pensée qu’il n’existe pas un second Scarlet Letter dans toutes les littératures, et que vous ne courrez pas risque de rencontrer de nouveau une telle condensation de tristesse. C’est une impression bonne à éprouver une fois pour savoir jusqu’où l’art peut pousser l’expression de la douleur morale, de même que ce livre est un tour de force bon à exécuter une fois, mais qu’il faudrait bien se garder de recommencer. Le livre est exceptionnel, mais il est beau, et quiconque l’a lu n’oubliera jamais l’effroyable scène où le ministre, haletant sous le remords, est ramassé la nuit sur la place publique où fut étalée la honte d’Esther, ni le tutoiement révélateur par lequel l’auteur insinue le secret dans l’esprit du lecteur lorsque Esther plaide devant le conseil des puritains pour qu’on ne lui enlève pas son enfant, sa punition incarnée et la vivante espérance de sa réconciliation avec Dieu.

Je n’ose recommander le Blithedale Romance, et pourtant de tous les romans de l’auteur c’est celui que je préfère. Dans ce livre, Hawthome a résumé toutes les expériences de sa vie de rêveur et d’utopiste, et raconté les souvenirs de son séjour à l’association fouriériste de Brook farm, qu’il contribua à fonder et probablement aussi à dissoudre. Les noms des personnages du roman sont des pseudonymes qui cachent des personnages bien connus, le docteur George Ripley et sa femme, Henri Channing, Marguerite Fuller, Hawthorne lui-même. Ce roman est un des livres les plus remarquables qui aient paru depuis dix ans. Hawthorne y a peint une race humaine particulière, la race des utopistes et des rêveurs de réformes sociales, race équivoque, peu connue et généralement mal appréciée, race à part, ni grande ni petite, et pour laquelle semble avoir été trouvée la qualification d’excentrique. Excentriques en effet sont tous ces personnages, dont le cœur est endurci contre l’expérience et dont le cerveau en ébullition fume comme une bouilloire. Par malheur, ce roman, qui porte toutes les marques des beaux livres et qui en a le mérite distinctif, celui de faire connaître au lecteur un coin particulier de la vie humaine, une race d’hommes inconnue, celui, en un mot d’avoir quelque chose de nouveau et d’important à dire, est condamné forcément à un oubli prochain. C’est un livre trop particulier à notre temps, et qui ne sera plus compris