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corps, une chaleur d’âme, une vivacité de goûts, qui en faisaient le type du vrai dilettante. Un hasard le mit en rapports avec Leslie, qui va nous raconter lui-même cet épisode important de sa vie.


« Lord Egremont, dit-il, ayant demandé à Phillips d’aller, à cinquante milles de Londres, prendre l’esquisse d’une des petites-filles du noble lord, laquelle était sur le point de mourir, Phillips, hors d’état de remplir cette mission, qui n’admettait aucun délai, proposa de m’y envoyer à sa place. C’est cette circonstance qui me fit connaître de lord Egremont. Au moment où j’arrivai chez le colonel Wyndham, le père de l’enfant en question, elle venait de mourir. Je passai toute la nuit à dessiner des croquis d’après son beau petit visage, et quelques semaines plus tard je fis pour sa famille un portrait d’elle, plus petit que nature. Quand lord Egremont me pria de fixer le prix de ce travail, je demandai 20 guinées (un peu plus de 500 francs). — Mais, me dit-il, vos frais de voyage doivent être payés à part. — Je les évaluai à 5 livres (125 francs), parce qu’en effet j’avais en allant pris la poste. Il écrivit sur-le-champ un bon sur son banquier pour la somme de 50 livres (1,250 francs).

« Bientôt après, il me commanda un tableau, dont il me laissait à choisir les dimensions et le sujet. Je peignis pour lui Sancho Pança dans le salon de la duchesse. Peu de jours avant que cette toile partît pour l’exhibition, Wilkie vint me voir, et après quelques éloges qui, de sa part, me ravirent : — Je crois, me dit-il, que vous pouvez beaucoup améliorer votre peinture en lui donnant plus de profondeur et des tons plus riches. Ne craignez pas les glacis. Le métier de nos artistes dégénère par trop en un style transparent et nuageux (light and vapid) qui, à la fin, sera la ruine de notre peinture. Je tâche, pour mon compte, d’éviter ce défaut, et je voudrais, à force de sermons, vous en détourner. J’ai d’Isaac Ostade un tableau qui possède exactement les qualités dont l’absence me choque en celui-ci. Voulez-vous, cette après-midi, venir me voir et le voir à Kensington ? Il n’y pas de temps à perdre. — Je lui dis que j’irais très volontiers, et que, s’il le permettait, j’emmènerais avec moi Newton[1], qui désirait vivement voir les tableaux préparés par Wilkie pour l’exhibition. — Non, reprit celui-ci, j’aimerais mieux le recevoir un autre jour. Je prêche mieux en tête-à-tête.

« Pendant que mon tableau de Sancho et la Duchesse était encore exposé, lord Egremont me fit l’honneur de visiter mon atelier, et me demanda si

  1. Stuart Newton, un des peintres les plus éminens de la petite coterie d’artistes qui débutait à cette époque en Angleterre. Leslie parait avoir apprécié très haut les facultés de ce jeune homme, qui était aussi fort lié avec Washington Irving.