Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/89

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pondre à cette offrande par une parole de remerciement ; enfin, bien tard, la reine en eut l’inspiration : on fit appeler Rückert, mais il y avait trois semaines qu’il était parti en voyage ! Le roi voit Schelling à peine une fois dans l’année ; depuis qu’il le possède à Berlin, il s’inquiète fort peu de lui. Steffens aussi, qu’il aime cependant, est rarement invité. Reumont fait en ce moment une petite exception ; il a quelque part aux faveurs dont jouissent Bunsen et le comte de Bruhl… Bunsen n’a pas gagné en bon sens : il a proposé au roi d’acheter la Californie, d’y envoyer des missionnaires, etc. Il patrone ouvertement les entreprises de Mme d’Helfert ; il voulait envoyer un de ses fils avec elle, et lui donner de sa bourse douze mille livres sterling pour fonder des colonies, établir des missions, mais il retira son offre quand il vit que les sympathies du roi étaient fort incertaines. Mme d’Helfert n’a reçu que dix mille thalers du roi, le ministre Rother a fait échouer la suite de ses projets ; il a été obligé toutefois d’envoyer deux agens chargés de faire un rapport sur l’état des possessions de Mme d’Helfert dans les Indes-Orientales. On avait voulu aussi que le roi prît part à des établissemens coloniaux dans le Texas, toujours avec des intentions de propagande religieuse. Humboldt avait adressé d’énergiques avertissemens à Bunsen, il lui recommandait d’agir sur Eichhorn, de l’engager à se mettre sur ses gardes, il le priait de songer à la haine qu’excitait la politique de cet homme, et qui retombait sur le roi ; quand il le vit ici, il lui parla directement dans le même sens et s’efforça de le toucher, mais Bunsen, qui venait de s’entretenir avec lui sur l’Égypte deux heures durant avec l’intérêt le plus vif, ne répondit pas une syllabe, prit son chapeau et sortit. Humboldt croit qu’il est assez vain pour accepter ici un ministère. Il me semble que Humboldt a trop de relations avec Bunsen et qu’il le traite trop amicalement. — La reine, dit Humboldt, n’a pas de préférences catholiques, elle est au contraire archi-protestante et encore plus zélée dans sa foi que le roi lui-même ; c’est elle qui le pousse toujours plus avant dans cette direction, et elle aurait bien plus d’influence encore, si elle s’entendait mieux aux affaires. »


Certes, nous n’avons jamais eu de sympathie pour les personnages politiques que Humboldt accable de ses moqueries ; ce sont en réalité les adversaires des idées libérales qu’il appelle fanatiques, imbéciles, cafards, ruminans, Polignac lymphatiques, mastodontes berlinois, momies en service extraordinaire, mais encore cette violence de langage est-elle assez étrange dans la défense d’une cause qui a tant de bons argumens à son service : aussi se demande-t-on parfois si c’est bien la cause de la liberté qui passionnait ainsi le vieux savant. Au souci de l’intérêt général ne se mêlait-il pas une préoccupation toute personnelle ? Plus on interroge ce recueil de lettres, plus on se persuade que dans les vingt-cinq dernières années de sa vie Alexandre de Humboldt s’occupait surtout d’Alexandre de Humboldt. Ces ennemis de la liberté, que nous avons combattus ici, choquaient sans doute en maintes rencontres les principes de l’ami de Varnhagen ; mais c’étaient en même temps des hommes qui