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même « sa propre malhabileté, » l’avaient déjà conduit sur le penchant de la ruine, lorsque la banqueroute d’un de ses amis, qu’il avait cautionné pour 20,000 dollars, lui porta le « coup de grâce. » Son gendre, M. Randolph, ruiné comme lui, mais aigri par le malheur, vivait solitaire, sombre, fantasque, inutile aux siens. À quatre-vingt-trois ans, Jefferson était forcé de s’avouer qu’après lui sa famille resterait sans ressource et sans appui. « Vous m’encouragez affectueusement à ne pas me laisser abattre, écrivait-il le 8 février 1826 à son petit-fils de prédilection, M. Thomas Jefferson Randolph ; mais, accablé comme je le suis par la maladie, la faiblesse, l’âge et des affaires embarrassées, cela est difficile. Pour moi-même, je serais indifférent au renversement de ma fortune ; mais je suis écrasé par la perspective de la situation dans laquelle je laisse ma famille. Ma bien-aimée fille, qui a été la compagne de ma jeunesse et le soutien de ma vieillesse, ses enfans, que j’ai appris à aimer comme les miens, en les voyant sans cesse autour de moi depuis leur berceau, tous ces êtres chéris laissés dans la gêne n’offrent à mon regard dans l’avenir que des spectacles navrans. Et peu m’importerait de terminer ma vie avec la ligne que j’écris, si je n’avais le sentiment que, dans le triste état d’esprit où les malheurs de votre père l’ont jetée, je puis encore être de quelque secours à la famille. » Puis, chassant tout sentiment d’amertume et reprenant presque espoir au souvenir de son bonheur passé : « Peut-être après tout n’ai-je pas le droit de me plaindre, puisque ces malheurs ont été réservés pour mes derniers jours, qui ne peuvent pas être bien nombreux. Je dois reconnaître que j’ai traversé une longue vie moins chargé d’afflictions que la plupart des hommes. J’ai eu pour lot une santé robuste, une raisonnable aisance, l’occasion d’être utile à mes concitoyens, une bonne part de leur estime, nul sujet de plainte contre le monde, qui m’a suffisamment honoré, et par-dessus tout une famille qui m’a béni de son affection sans jamais me donner un moment de chagrin. Si ma dernière requête m’était accordée, je pourrais voir se terminer par un ciel sans nuage le soir d’une vie longue et sereine. »

Quelle était cette dernière requête dont il était réduit à regarder le succès comme la condition de sa paix d’esprit ? Une demande en autorisation de mettre ses biens en loterie. Lui qui s’était autrefois imposé la loi morale « de ne jamais souscrire à une loterie, de ne jamais s’engager dans une entreprise aléatoire, quelque louable qu’en fût le but, » il s’abaissa jusqu’à écrire à l’usage de la législature et à son propre profit un petit traité intitulé : Réflexions sur les loteries, où il s’attachait à prouver que tout est aléatoire en ce monde, et que la passion du hasard, loin d’être immorale, est le principal