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Les Rakoczi, les Vesélenyi, les Báthori, auraient pris place dans son tableau à côté du héros de Sziget ; il eût expliqué les pages inconnues de l’histoire, et de grandes figures resteraient gravées à jamais dans l’imagination de la foule. Les derniers écrits de Garay attestent manifestement l’intention de suivre cette voie ; en 1847, il avait publié une légende, Sophie Bosnyak qui obtint le prix de poésie, et un cycle de ballades historiques intitulé les Arpad. L’année suivante, il donna une narration poétique sur un nouvel épisode des annales des Zrinyi, la Femme de Christophe Frangepan ; enfin, prenant un essor plus hardi, il avait essayé d’écrire tout un poème sur un des souverains les plus vénérés de la Hongrie du moyen âge : ce poème, Saint Ladislas, la plus vaste composition de Jean Garay, parut à Erlau en 1850 ; trois ans plus tard, une seconde édition était publiée à Pesth. La vocation véritable de Garay, tous les critiques hongrois sont unanimes sur ce point, était surtout la ballade historique, ou plutôt ce que nous n’avons pas craint d’appeler la petite épopée, c’est-à-dire le récit plein et rapide qui concentre aux yeux de la foule les traits les plus importans du passé. Ces tentatives diverses lui avaient révélé à lui-même la direction qu’il devait suivre ; il allait marcher désormais à son but avec une volonté plus ferme, une connaissance plus approfondie de l’art ; il voulait être, disait-il, le rapsode de l’histoire nationale. Une destinée, cruelle ne lui a pas permis de réaliser toute sa pensée. Garay était pauvre, et il travaillait pour nourrir ses enfans. Représentez-vous ce qu’il eût pu faire, s’il n’eût pas été perpétuellement troublé dans ses rêves d’artiste par les plus dures nécessités de la vie ! L’auteur de Konth d’Hedervar et de Zrinyi Ilona, à peine âgé de quarante et un ans, est mort le 5 novembre 1853, victime de la misère. Il ne laissait pas même de quoi payer sa sépulture, et il fallut faire une collecte pour lui donner une tombe.

Comment la société hongroise a-t-elle pu laisser disparaître ainsi l’artiste scrupuleux et modeste qui lui consacrait son talent ? Devrons-nous répéter les accusations que M. Kertbény ne craint pas de lancer contre la noblesse de son pays ? — Il y a chez nous, dit-il, deux aristocraties : l’aristocratie d’argent, composée de marchands allemands, grecs et juifs, par conséquent fort indifférente à notre littérature nationale, et l’aristocratie de naissance, la noblesse de race, qui n’a encore aucune idée de la dignité de l’écrivain, bien que plus d’un poète aimé, plus d’un conteur célèbre, soit sorti de ses rangs dans cette dernière période. Pour cette noblesse hautaine, l’écrivain est quelque chose comme le coiffeur, le cuisinier ou le maître de danse ; c’est un des serviteurs du luxe public. Nos dandies évitent toute relation sociale avec les hommes qui pensent ; leur bonheur suprême est de vivre dans la société des palefreniers, des