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le caractère que la légende prête à Merlin et l’ensemble de facultés, de vertus et de défauts qui distingue ce personnage, prolonger son existence à travers le temps, ne lui prêter que des aventures qui soient en rapport exact avec le développement logique de son caractère, tel que nous le connaissons, et chercher ensuite si la série idéale de ces aventures ne correspond pas exactement à la série réelle des aventures du génie français à travers les âges. Telle est la conception de M. Quinet, tel est le plan qu’il a voulu exécuter. On voit que la conception est élevée et profonde, que le plan est vaste et de difficile exécution.

J’engage le lecteur qui sera curieux de faire le pèlerinage philosophique auquel l’invite M. Quinet à ne pas perdre de vue ces deux points essentiels : désir d’un commerce familier avec les idées, essai d’histoire idéale. Ce sont les deux fils conducteurs qui le guideront à travers les galeries de ce labyrinthe enchanté qui s’ouvre dans un bois sauvage de Bretagne, et dont l’issue est par-delà le tombeau d’aubépines odorantes et de ronces fleuries où Merlin dort auprès de Viviane dans la captivité de l’amour. Et maintenant, pour plus de sûreté, je vais faire avec lui une partie du pèlerinage et lui indiquer le nom et l’emplacement des principales galeries, de telle façon qu’il ne puisse pas les ignorer, et n’arrive point à une impasse lorsqu’il cherchera une avenue.

Les parens que M. Quinet donne à Merlin sont les mêmes que lui donne la légende. Jamais parenté ne fut plus étrange, et jamais fils ne fut plus légitime que Merlin et plus fidèle à son origine. Sa naissance semble faite exprès pour donner raison à la théorie de M. le professeur Hegel sur l’union et l’harmonie des contraires. L’âme embryonnaire de Hegel dut tressaillir dans les limbes où elle était encore ensevelie le jour où naquit Merlin ; je regrette que M. Quinet n’y ait point songé. Dans la partie de son poème qu’il a consacrée au voyage de l’enchanteur dans les limbes, j’aurais aimé à voir l’âme de Hegel venir au-devant de Merlin et lui dire avec respect : Salut au très grand enchanteur qui, par une série de devenirs successifs, arrivera à réaliser l’harmonie entre le dieu et le diable qui s’attirent et se repoussent en toi ! Le jour où fut conçu Merlin, la terre était humide d’une pluie bienfaisante, et le souffle des choses nouvelles chassait doucement le souvenir des choses passées. Voyez comme le poète a bien décrit ce jour charmant : « À peine quelques nuages dorés sur les bords emportaient je ne sais où, dans un lambeau de pourpre, quelque ancien dieu attardé ou fugitif, car les dieux païens n’avaient pas encore tous quitté la terre. La croix était chancelante à l’endroit où elle était le mieux plantée. Le monde, ne sachant encore s’il appartiendrait à Jupiter ou au Christ, se parait de