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des yeux et aperçoit une jeune femme assise au pied d’un arbre. « Elle lui parut radieuse, plongée comme lui dans une rêverie éternelle. Des bandes d’oiseaux sortaient des bois pour venir becqueter dans ses mains. Sa robe avait le même vert que la forêt ; son front était blanc et poli comme la pierre des sommets lavés par de continuels orages. Ses yeux étaient couleur de la violette des champs. » Cette jeune femme est Viviane ; elle apporte avec elle l’amour, père des enchantemens. Dès que Merlin l’eut aperçue, il sentit naître en lui la puissance qu’il avait tant désirée. Il aima Viviane et en fut aimée. J’ai à peine besoin d’expliquer au lecteur que Viviane est l’emblème de la nature, Merlin l’emblème du génie. L’un et l’autre, le génie et la nature, séparés, vivent stériles, muets, sans conscience d’eux-mêmes ; mais dès qu’ils se sont rapprochés, le génie est révélé à lui-même par la nature, et la nature animée et fécondée par le génie. Nous connaissons la parenté de Merlin ; celle de Viviane est plus difficile à déterminer. Les recherches de M. Quinet sont sans doute restées sans résultat, car de tous ses parens il ne nous nomme que sa marraine, une déesse d’origine païenne, Diane de Sicile (la chasteté pratique, l’union de la pureté et de la force) ; quiconque voudra entretenir des relations amoureuses avec Viviane fera bien de ménager et de respecter cette chère marraine.

Tout le premier livre est remarquable par un mélange heureux de force et de grâce, et c’est peut-être de tous celui où l’auteur a atteint de plus près cette familiarité poétique dont nous avons parlé au début de cette étude. Nous ne pouvons malheureusement en dire autant des livres suivans, que l’auteur a consacrés à l’adolescence de Merlin et à son voyage dans les limbes. Je sais bien que le fait moral que voulait symboliser M. Quinet est difficile à exprimer poétiquement ; mais l’allégorie qu’il a employée a le triple défaut de n’être pas neuve, d’être trop diaphane, et cependant d’être tellement confuse que le lecteur comprendra malaisément la pensée du poète. J’explique donc en deux mots la pensée de ces cinq énormes livres, qui n’offriront pas, je le crains, un bien vif intérêt. L’amour a donné à Merlin le pouvoir des enchantemens, et le premier usage qu’il fait de ce don, c’est de créer et d’embellir le théâtre de ses destinées futures. Un caprice de Viviane lui fait faire choix d’un pauvre village de pêcheurs appelé Lutèce, et c’est ainsi que s’élève Paris. Ce premier enchantement opéré et les premiers élémens de la chevalerie de la Table-Ronde étant créés, Merlin s’avise d’aller à travers les limbes chercher son père, qu’il connaît mal, et pour lequel il ressent une tendresse filiale que les événemens se chargeront de corriger. Ce voyage dans les limbes signifie l’histoire en puissance, l’histoire encore repliée sur elle-même et dont le temps déroulera successive-