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d’un bonheur possible plutôt que comme le spectacle d’un bonheur réel. Un caprice inattendu, une boutade, une parole irréfléchie, pouvaient briser des engagemens si peu formels et dégager les deux amans de sermens si peu solennels. C’est aussi ce qui arriva, de l’avis de M. Quinet, qui est ici de tout point conforme à l’avis de l’histoire. « Nulle condamnation n’a pesé sur leurs fronts. Un archange armé d’une épée de flammes n’a point honteusement chassé Viviane et Merlin de leur Éden… Non, eux-mêmes, eux seuls se sont bannis, eux seuls se sont fermé le retour. Ils l’ont voulu ; nul autre n’est responsable de ce qui a suivi. Étaient-ils las d’un bonheur sans mélange ? Jamais ils ne s’étaient aimés davantage. Fut-ce l’effet d’une longue réflexion ? Celui qui leur aurait dit : « Vous vous chercherez demain, et vous ne vous retrouverez pas, » celui-là les eût transpercés de sa parole. Fut-ce un caprice, une fantaisie, une épreuve, un moment d’humeur, un éclair d’orgueil qu’ils n’ont pu vaincre, une dispute aux échecs ? Voyez, cherchez, examinez vous-même, ou plutôt ayez la patience d’attendre : je puis vous affirmer d’avance que la cause sera proportionnée à l’effet. »

Quelle que soit la cause cachée, non révélée par les chroniqueurs, la séparation eut lieu. Un jour Viviane s’arrêta brusquement devant Merlin, et d’une voix « qui jaillit comme un torrent après lequel tout est desséché sans retour, elle lance ces paroles précipitées : « Merlin, il faut nous séparer ! » Caprice subit, inexplicable auquel Merlin eut le tort de se prêter avec trop d’empressement. « Oui, je partirai ; » ce fut là sa seule réponse. Un accent de tendresse aurait tout réparé ; mais Merlin consulta son orgueil plutôt que son cœur. Il était à peine parti qu’il se repentait déjà des paroles qu’il venait de prononcer ; la fierté l’empêcha de retourner la tête en arrière. Privé de Viviane, il se trouvait seul au monde, sans parens, sans amis, et il était tout près de se livrer au désespoir, lorsque la Providence lui envoya un compagnon. « Je vous connais, lui dit un rustre mal vêtu en lui tendant sa forte main endurcie par le travail ; je suis Jacques Bonhomme. Ah ! si monseigneur Merlin voulait me dire la bonne aventure ! » Et sans se faire prier, Merlin donne au bon paysan quelques preuves faciles de sa science chiromancique. Cependant l’enchanteur regarde attentivement Jacques Bonhomme, et la pensée lui vient de l’attacher à sa personne. Pourquoi non ? Jacques est alerte, naïf et docile, et il n’est rien qu’un enchanteur ne puisse obtenir de lui, lorsqu’il s’y prend avec douceur. Jacques lui sera d’un grand secours dans les pèlerinages qu’il se propose d’accomplir hors de sa patrie pour fuir le souvenir de Viviane et les lieux témoins d’un passé trop heureux. Jacques ne sait rien de sa triste aventure, et avec lui au moins il ne souffrira pas de ces railleries,