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Abd-el-Kader s’était renfermé dans Nedroma, au pied des montagnes des Traras, dont les populations lui étaient dévouées. C’est là que le général vint enfin l’attaquer : le 2e régiment de chasseurs préluda par une charge brillante sur les hauteurs de Nedroma. Acculée à des précipices affreux, toute cette population, qui eût pu être anéantie, ne trouva grâce que devant la clémence et l’humanité du jeune général français.

L’émir, ayant fui dans le sud, se rabattit ensuite sur le Maroc, où il rejoignit sa deira. Rentré à Ghemma, le général résolut de marcher sur la Malouïa, où cette smala était campée, afin de délivrer les prisonniers qu’emmenait Abd-el-Kader. Cette pointe n’eut pas un succès complet : l’émir, informé de notre approche, : avait fui dans l’intérieur du pays ; on dut renoncer à revoir nos malheureux compatriotes. La colonne rentra à Ghemma pour y faire des vivres et prendre quelque repos. C’est laque nous recueillîmes quelques données sur le triste sort des prisonniers de l’émir, grâce à une rencontre assez singulière pour que j’en dise quelques mots.

Un matin que j’étais de service dans une excursion de fourrageurs, un sous-officier du 2e vint me prévenir que dans un champ d’orge voisin on apercevait des Arabes embusqués, et que l’on découvrait fort distinctement le bout de leurs longs fusils. Je pris quelques chasseurs avec moi, et en compagnie du sous-officier je me dirigeai vers l’endroit où l’on présumait les Arabes cachés. En regardant à une certaine distance avec une excellente lorgnette, je ne vis qu’un seul fusil poindre dans les orges. Je fis approcher les chasseurs l’arme haute en cas d’attaque ; ceux-ci me ramenèrent bientôt un homme qui n’avait pour tout vêtement qu’une kandoura, où chemise arabe en laine avec un capuchon. Il était très pâle, et ses yeux exprimaient une profonde terreur. Ce malheureux était en proie au délire. On le conduisit immédiatement à la tente du colonel Morris. Le colonel fit appeler le chirurgien du régiment, qui reconnut que la faim, la soif et le soleil ôtaient pour l’instant au pauvre diable l’usage de sa raison. On lui fit apporter un bouillon ; bientôt il retrouva des forces et se mit à causer : c’était à notre grande surprise le frater ou barbier du 8e bataillon de chasseurs à pied, qui venait comme par miracle d’échapper au massacre des prisonniers sur les bords de la Malouïa. Son histoire était un de ces petits romans militaires comme beaucoup de soldats d’Afrique en peuvent raconter. Frappé d’un coup de crosse de fusil à la tête pendant qu’il donnait ses soins au commandant qu’une balle venait de coucher à ses pieds, il était tombé évanoui. Les Arabes l’avaient emporté dans leur camp et l’avaient chargé de l’affreuse mission d’enduire de miel )es têtes coupées de ses malheureux camarades. « Quand je n’allais pas assez