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par un canal qui communique avec la Tamise, entouré d’arbres, isolé des autres bâtimens par des terrains vagues et recouverts d’un peu de verdure : là réside le silence, un silence qui contraste avec le bruit des marteaux sur les enclumes, le hurlement des machines, le cliquetis du fer contre le fer, dont le visiteur était étourdi dans les autres ateliers. C’est l'east-laboratory. Les ouvriers admis dans ce chantier de travail quittent leurs habillemens de ville qu’ils suspendent dans un vestiaire et revêtent un costume de sûreté, savety dress of the war department. Les rares étrangers eux-mêmes qui franchissent la limite de ces lieux interdits laissent leurs bottes à l’entrée pour chausser des pantoufles de cuir. Ces précautions et le style des bâtimens[1] nous avertissent que nous sommes dans le quartier-général du danger. De là sortent ces fusées connues sous le nom de rockets, qui ont été l’objet d’études et de perfectionnemens, même depuis la dernière guerre de Crimée, où elles avaient pourtant si bien réussi, que tous les gouvernemens chrétiens (j’excepte donc la Turquie) cherchèrent à pénétrer le secret de la fabrication anglaise. Les bombes ont également beaucoup exercé dans ces derniers temps la science des ingénieurs britanniques, aussi bien pour fixer à la minute le moment de l’explosion que pour les remplir d’un matériel formidable. L’histoire de ces projectiles est curieuse à suivre depuis le moment où les bombes sortent de la fonderie, shell foundry, jusqu’à celui où elles se trouvent percées et chargées par des moyens mécaniques de tout le luxé de destruction qu’a inventé le génie de la guerre. Vous voyez des hommes aussi noirs que des démons porter dans des seaux le métal liquide, qu’ils versent comme de l’eau dans les moules. La bombe passe ensuite de main en main, de machine en machine, jusqu’à ce qu’elle ait reçu et caché dans ses flancs le mystère de mort qui doit être révélé par la bouche de l’obusier[2]. Il y en a de toutes les grosseurs et selon différens systèmes. L’une des bombes les plus terribles, et qui appartient bien à l’arsenal de Woolwich, est le diaphram shrapnel

  1. Ce sont des maisons isolées les unes des autres, solides et fortifiées quelquefois par une traverse de brique qui, dans le cas d’explosion, agirait comme un frein pour réprimer l’ébranlement. Il n’y a point eu jusqu’ici d’accidens graves à déplorer ; mais cela tient à la prudence avec laquelle on traite les agens de destruction, toujours prêts à se retourner contre la main qui les prépare.
  2. Un fait qui s’est passé il y a deux ans, presque sous mes yeux, donnera une idée de la force de ces moyens de destruction. De vieilles bombes vides et depuis longtemps jetées au rebut avaient été remises entre les mains d’un groupe d’ouvriers pour les casser. Il se trouva par malheur qu’une d’elles était encore pleine ; touchée par le marteau, elle éclata, blessa grièvement à la tête l’ouvrier qui l’avait frappée et renversa l’un de ses camarades. Je n’ai pas vu l’explosion, mais j’ai vu la figure ensanglantée d’un des deux hommes. « On peut juger par la méchanceté de cette bombe morte, me disait-il, de ce que peuvent les bombes vivantes et propres au service. »