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rendre à peu près croyable ce qui devrait être regardé comme impossible. Par quelles nuances imperceptibles M. Trollope, par exemple, ne fait-il pas succéder de loin en loin à la froideur officielle de la première rencontre quelques allusions vagues à ce qui a été, à ce qui aurait pu être, à ce qui ne sera jamais, les retours amers sur le passé, sur le présent, le regret qui s’avoue à demi, la plainte qui s’échappe, contenue d’abord, — puis un soir, dans la foule d’un bal, dans ce tumulte qui vous abrite à la fois et vous rassure, une parole décisive sillonnant tout à coup, on ne sait pourquoi, quelque futile échange de formules banales ! La jalousie du mari se réveille alors, mais trop tard ; elle ne peut plus qu’offenser et nuire. Viennent les abus d’autorité, le despotisme capricieux, l’espionnage qui déshonore. Ce mari jaloux est en même temps un homme obsédé par ses créanciers. Il en est à reprocher à sa femme, qui lui refuse de solliciter la libéralité du vieux Bertram, le luxe dont il l’a lui-même entourée, les toilettes qu’il lui a imposées, les fêtes qu’elle donne par son ordre. Et c’est lorsqu’elle est ainsi poussée à bout, humiliée dans ses meilleurs sentimens, maltraitée contre toute justice, presque hors d’elle et comme enivrée de sa misère, que la tentation suprême lui est offerte.

George, qui depuis longtemps s’interdisait de venir chez Caroline, d’autant plus scrupuleux, d’autant plus craintif qu’il se sait aimé, lui est annoncé à l’improviste. Il a résolu de quitter Londres, de s’éloigner d’elle. La revoir une fois, lui laisser un adieu, quoi de plus simple ? S’il trouve sa porte fermée, il partira sans avoir pressé sa main. Cette porte s’ouvre cependant, et peut-être ne s’ouvre-t-elle pas tout à fait par hasard. En magistrat expert, le solicitor general sait quel parti on tire de certaines situations, et il n’est pas interdit de penser qu’il avise en secret aux moyens de dompter les résistances têtues de sa femme. Quoi qu’il en soit, George est là, et justement elle pensait à lui, elle comparait leurs deux destinées et se trouvait de beaucoup plus malheureuse que lui. Il n’était pas lié, lui, à un être abhorré. Il était maître de sa vie ; il ne s’était pas vendu, il pouvait s’estimer encore. Elle songeait à lui, et le voilà ! Le verra-t-elle ? Oui, une fois encore elle ira vers lui. Elle descend dans le salon où il l’attend ; la main qu’il lui tend, elle l’effleure à peine. Elle a refermé la porte derrière elle, elle est venue droit à lui. — Monsieur Bertram, pourquoi êtes-vous ici ?… Vous devriez être à mille et mille lieues… Pourquoi êtes-vous ici ?

Où peut aller un dialogue qui commence sur ce ton, il n’est pas difficile de le deviner. Les deux caractères se dessinent nettement : celui de George, emporté de prime abord bien loin de ses résolutions magnanimes quand il a sous les yeux le grand malheur dont il s’accuse ; celui de Caroline, entraîné à la révolte, et que refrène seulement