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en effet, et si l’affreux Mollett revendiquait ses droits légaux, la douce compagne, la femme adorée de sir Thomas, la mère de ses trois enfans, lui serait arrachée, et ces trois enfans eux-mêmes, atteints dans leur honneur en même temps que dans leur fortune, auraient à maudire l’existence flétrie et misérable que son imprudence leur aurait faite. Ame délicate, esprit timide, sir Thomas n’osait envisager une catastrophe, une ruine pareille, et, soudoyant le silence de l’ignoble Mollett, il travaillait de propos délibéré, malgré les cris de sa conscience alarmée, à frustrer l’héritier légitime auquel, la vérité se faisant jour, devait revenir après lui la possession de ses vastes domaines. Ainsi s’enfonçait-il, égaré par l’amour conjugal, par l’instinct paternel, dans une voie de mensonge et de fraude. Chaque pas qu’il y faisait ajoutait un remords à ses remords, une angoisse à ses angoisses, et sa vie s’usait rapidement, levier trop faible pour un tel fardeau.

Le véritable héritier présomptif de Castle-Richmond, — personne ne lui connaissait cette chance de fortune, et lui-même ne se doutait guère qu’elle lui dût échoir, — était un bon et vaillant jeune homme, sportsman intrépide, tête à l’évent, cœur généreux, conscience droite et pure, et qui, nonobstant la modicité de ses revenus, jouissait d’une immense popularité, toujours acquise au courage gai, à la bonté sereine, quand ces dons précieux s’allient chez un beau cavalier à l’entrain communicatif de la jeunesse. Accueilli assez froidement à Castle-Richmond à cause de quelques peccadilles jugées avec un peu de rigueur, le cousin Owen, en revanche, était sur le pied d’une intimité tout à fait cordiale avec le jeune comte de Desmond, encore écolier d’Eton, mais qui venait chaque année, aux vacances, compléter, sous la direction de son aimable voisin, ses cours d’équitation et de vénerie. La comtesse douairière, sans cesse reléguée au fond de son immense castel, où la modicité de ses revenus faisait le vide, n’était point restée insensible à l’attrait de ce caractère éminemment sympathique. Son mariage, tout de calcul et d’ambition, avait laissé sans emploi chez cette femme naturellement passionnée mille facultés aimantes qui s’étaient réveillées dans la solitude, et qui, sans qu’elle osât se l’avouer, s’étaient peu à peu concentrées sur l’ami de son fils, sur Owen Fitzgerald. L’étourdi ne s’en doutait guère. Ce n’est pas à son âge qu’on devine, sous les dehors d’une affection presque maternelle, un sentiment plus tendre et moins désintéressé. S’il l’eût deviné d’ailleurs, il en eût été presque honteux et sans doute effrayé, car à l’insu de la comtesse, qu’un instinct de jalousie aurait dû éclairer, Owen Fitzgerald s’était épris de sa fille, mince et blonde lady de quinze ou seize ans au plus, gracieuse et rougissante enfant, chez laquelle il avait pu surprendre les premiers élans d’un cœur tout prêt à se donner.