Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/42

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Il est sans doute calme à présent. Il a tant de force morale, et il doit si bien comprendre que je ne peux jamais le revoir ! Cependant sois sur tes gardes. Il est très pénétrant. Dis-lui que je suis un esprit très froid… Non, pas cela, il ne le croirait pas… Parle-lui de ma fierté, qui est invincible. Oh ! pour cela, oui, je suis fière, je le sens ! Et si je ne l’étais pas, serais-je digne de son affection ?

« On eût peut-être voulu que je me rendisse en effet indigne de son respect, non pas la mère : oh ! elle, non, jamais ! Elle a trop de loyauté, de religion et de chasteté dans l’âme ; mais le duc ! A présent je me souviens de bien des choses que je n’avais pas comprises, et qui se présentent sous un nouveau jour. Le duc est excellent, il adore son frère : je crois que sa femme, qui est un ange, va purifier sa vie et ses pensées ; mais à Séval, quand il me disait de sauver son frère à tout prix… J’y songe aujourd’hui, et la rougeur me monte au front !

« Ah ! qu’on me laisse disparaître, qu’on me laisse oublier tout cela ! Je me suis crue bien calme, bien digne et bien heureuse pendant un an ! Un jour, une heure ont tout gâté. D’un mot, M""" de Villemer a empoisonné tous les souvenirs que j’aurais voulu emporter pu^s, et que je n’ose plus interroger maintenant. Vraiment, Camille, tu avais raison quelquefois quand tu me disais qu’il ne fallait pas avoir l’esprit trop candide, et que je m’aventurais trop en don Quichotte dans la vie ! Ceci me servira de leçon, et je me défendrai de l’amitié comme de l’amour. Je me demande pourquoi je ne romprais pas dès à présent tout lien avec ce monde plein de périls et de déceptions, pourquoi je n’accepterais pas ma misère encore plus bravement que je ne l’ai fait. Je pourrais me créer des ressources dans cette province encore très reculée comme civilisation. Je ne pourrais pas y être maîtresse d’école, comme Justine se le figurait l’année dernière : le clergé a tout envahi, et les bonnes sœurs ne me permettraient pas d’enseigner, même à Lantriac ; mais je trouverais des leçons dans une ville, ou bien je pourrais être comptable dans quelque maison de commerce.

« Avant tout, il faut que je sois sûre d’être oubliée là-bas ; mais quand cet oubli sera consommé, il faudra bien que je pense à nos enfans, et je m’en préoccupe par avance. Sois tranquille après tout. Je trouverai ; je saurai triompher de la mauvaise destinée. Tu sais bien que je ne m’endors pas, et que je ne peux pas faiblir. Tu as de quoi aller pendant deux mois, et je n’ai absolument besoin de rien ici. Ne te tourmente pas, comptons toujours sur le bon Dieu, comme tu dois compter, toi, sur la sœur qui t’aime. »

George Sand.

(La dernière partie au prochain n°.)