Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/513

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moi de vous faire une question. Vos papiers sont-ils en règle ?

— Assurément, lui répondis-je ; j’ai mon ancien passeport de France et un nouveau en allemand pris à Zurich.

— Êtes-vous bien sûr de cela ?

— Comment, si j’en suis sûr ! autant qu’on peut l’être. Je n’entends pas l’allemand, mais vous allez voir.

Je prends alors mon portefeuille, j’en tire le passeport et le donne à M. Monod. Il le déploie, il lit, ouvre de grands yeux, et de l’air d’un homme frappé de surprise : — Ce n’est pas là, me dit-il, votre passeport ?

— Et qu’est-ce donc, je vous prie ?

— C’est celui de M. de Laharpe.

Et il me lit en français les noms, les qualités, le signalement ; c’était bien M. de Laharpe, ce n’était pas du tout moi.

Nous nous regardâmes quelque temps sans rien dire. — Voici, reprit-il enfin, ce qui se passa hier au soir là-bas, à la table d’hôte, où je mange avec le colonel et tout l’état-major. On y apporte tous les soirs la note des passeports et la feuille de police. On lut votre nom sur cette dernière ; c’est ce qui m’apprit votre arrivée ; on chercha votre passeport, et on ne le trouva pas. D’un autre côté, parmi les passeports, on trouva celui de Laharpe, et son nom n’était point sur la feuille. Vous fûtes pendant tout le souper le sujet de la conversation. Un de nos jeunes officiers jugea que c’était avec vous qu’il avait dîné à Langenbruck. Il avait été très content de votre politesse et de vos principes ; mais il avait eu beau chercher à pénétrer vos opinions particulières sur les affaires actuelles, il n’avait pu tirer de vous là-dessus un seul mot. Enfin votre arrivée publique et mystérieuse en même temps dans les circonstances présentes a paru une espèce d’énigme.

— Le mot de cette énigme est fort simple, repris-je après y avoir réfléchi. Nous sommes partis ensemble de Bâle ce matin, M. de Laharpe et moi ; il avait nos deux passeports, il a cru me donner le mien, et c’est le sien qu’il m’a donné. Qu’y faire ? quel parti prendre ? Voilà ce qui est embarrassant !

M. Monod me fit sentir que cela l’était encore plus que je ne croyais. Je ne pouvais aller plus loin ni sans passeport ni avec celui-là ; je ne pouvais rester à Soleure et envoyer un exprès chercher le mien à Zurich, comme j’en avais eu l’idée, sans exciter l’attention et l’inquiétude de la police, devenue plus ombrageuse que jamais et à qui tout était suspect. J’aurais beau dire que j’avais écrit mon propre nom sur la feuille, j’étais venu avec un passeport délivré à un autre que moi : c’était un fait. Et quel était cet autre ? M. de Laharpe. On n’ôterait jamais de la tête des gens qu’il y avait là-dessous quelque