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Il me présenta un grand livre où il invitait tous les voyageurs à s’inscrire. J’y vis les noms de plusieurs étrangers de marque et ceux de quelques émigrés français. J’y écrivis le mien avec ma qualité de membre de l’Institut de France et la date, comme je l’avais fait précédemment dans quelques autres circonstances, entre autres à Zurich, sur le registre de l’école des aveugles-nés. Ce nom et cette date, rapprochés des événemens qui ont suivi de près, ne sont pas sans quelque singularité. Je laissai sur le livre une pièce de 5 francs, dont l’ermite parut satisfait.

Quand nous l’eûmes quitté, mon guide, en me reconduisant, me conta que ce joli chemin sur lequel nous marchions, et qui ressemblait à une route dessinée de fantaisie dans un jardin anglais, n’existait que depuis une vingtaine d’années. — Cette route auparavant, me dit-il, était une espèce de casse-cou. C’est à un émigré français qu’on a l’obligation de l’avoir mise dans l’état où vous la voyez. M. le baron de Breteuil vint s’établir à Soleure en 1790 ; le site de cet ermitage lui plut, et il entreprit de le rendre plus abordable ; il employa pendant plus d’un an un grand nombre d’ouvriers, il fit niveler le terrain, élever ou rabaisser ce qui en avait besoin, sauter de gros quartiers de roche, construire des ponts sur le torrent ; enfin il dépensa ici de grosses sommes, et ce n’est pas le seul bien qu’il ait fait pendant son séjour dans notre ville. Aussi, quand il fut parti, on fit graver sur une pierre, qui remplissait ce grand carré que vous voyez au-dessus de nous, et qui est maintenant vide, une inscription en son honneur. — Nous passions en effet dans ce moment-là au pied d’une partie du rocher où l’on voyait, à une certaine élévation, le carré vide dont il me parlait. — Mais dans la dernière guerre, continua-t-il, une colonne de l’armée française, venant du Jura, entra par ici en Suisse. Les soldats lurent l’inscription ; le nom d’un émigré les mit en colère ; ils abattirent et brisèrent la grande pierre où elle était gravée ; ils firent même encore plus, et il a fallu du temps et de l’argent pour rétablir ce qu’ils détruisirent ; ils dégradèrent le chemin, jetèrent la terre et les pierres dans le torrent, brisèrent les rampes des ponts ; enfin ils firent tout le dégât qu’ils purent en haine de l’émigré. — Ces derniers mots et cet acte de violence et de barbarie de nos troupes me donnèrent à penser pendant le reste du chemin, et me firent achever tristement ma promenade et ma journée.

Le 16, j’étais, comme à mon ordinaire, prêt à monter en voiture à cinq heures du matin. Comme à son ordinaire aussi, ou du moins comme il l’avait déjà fait une fois, l’aubergiste attendit ce moment pour m’annoncer une visite. M. de Clouts (qu’on écrit, je crois, de Cloots) l’avait chargé de me dire qu’il viendrait me voir à six heures —