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les visites que vous voudrez, ce ne sera que de la peine inutile et du temps perdu.

Il fit cependant venir un employé et lui donna en allemand l’ordre dont il m’avait prévenu ; mais je jugeai, au ton dont il parlait, qu’il ne voulait pas qu’on y mît trop de rigueur : il prononça même un mot français devenu allemand comme beaucoup d’autres, le mot discrétion. Il avait remis dans mon portefeuille toutes les pièces qu’il en avait tirées, excepté mon seul mémoire, qu’il tenait à la main. « Je vous rends, me dit-il, votre portefeuille et vos papiers, à l’exception de celui-ci, que je dois garder. » Je réclamai vivement contre cette exception. Ce papier n’était qu’un brouillon, un premier jet de mon opinion sur des objets qui ne regardaient que mon pays, et qui partout ailleurs ne pouvaient intéresser personne. Je m’y intéressais, moi, comme nous faisons toujours à des idées qui nous sont propres, ou à des conversations que nous avons eues, et dont nous avons pris note, sur des questions qui nous touchent de près. — Cet écrit n’a aucun but, n’est destiné à quoi que ce soit, ne me servira sans doute de rien à moi-même, et cependant il me serait très fâcheux de le perdre, et j’espère, monsieur, que vous ne me donnerez pas ce chagrin-là.

— Il faut au moins, reprit-il, que j’en fasse tirer une copie. Ce n’est pas que j’en veuille faire usage contre vous ; mais vous y présentez les choses sous un point de vue tout particulier. Je ne crois pas qu’elles tournent comme vous le pensez. Cependant cette épreuve ne tardera pas à se faire, et je serai bien aise de comparer l’événement avec vos prédictions ou vos conjectures.

J’insistai sans fruit sur l’inutilité dont cette copie ne pouvait manquer d’être pour lui. Voyant enfin qu’il fallait céder, je lui demandai s’il aurait du moins la bonté de m’expédier promptement et de me rendre la liberté de continuer mon voyage. — C’est ce que je ne puis savoir moi-même en ce moment, répondit-il ; mais soyez à votre auberge à dix heures ce soir, on ira vous dire, en vous remettant vos passeports s’il y a lieu, ce qui aura été décidé. — Tout cela me parut fort ambigu ; mais je ne pus rien obtenir de plus positif. Je reparlai de mon mémoire ; il me promit que je l’aurais aussi le soir même, si l’on avait le temps de le copier, mais sûrement le lendemain matin de très bonne heure. — Monsieur Ginguené, me dit-il en me reconduisant d’un air aussi ouvert que le lui permettait un certain regard en dessous que la nature ou l’habitude lui avait donné, je suis fâché de vous occasionner ces petites contrariétés. Vous voyez les circonstances où nous sommes ; j’aurais eu beaucoup de plaisir à faire connaissance avec vous dans des temps plus heureux. — Il me répéta que la seule curiosité de comparer les événemens avec mes pronostics l’engageait à faire copier mon mémoire, et qu’il n’en